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10 avril 2012

De quoi demain... - Jacques Derrida, Elisabeth Roudinesco (2001)

Jacques Derrida (1930-2004) est le philosophe de la déconstruction. Voici la définition qu’il en donne :

« "Déconstruire" la philosophie ce serait […] penser la généalogie structurée de ses concepts de la manière la plus fidèle, la plus intérieure, mais en même temps depuis un certain dehors par elle inqualifiable, innommable, déterminer ce que cette histoire a pu dissimuler ou interdire, se faisant histoire par cette répression quelque part intéressée. »
Jacques Derrida, Positions, Paris, Minuit, 1972, p.15

Dans ce blog, nous nous posons aussi la question de l’héritage. Nous partageons beaucoup de choses susceptibles d'éveiller une certaine curiosité. Nous ne cherchons pas à présenter uniquement des choses qui « vont plaire » ou qui « nous plaisent ». Nous ne cherchons pas non plus à trier l'important du dérisoire. Nous cherchons à alimenter ce blog de document qui auront marqué telle ou telle génération, telle ou telle classe sociale. Si en plus on trouve d’autres intérêts (linguistiques, culturels, artistiques, géographiques, historique, divertissants, etc.) tant mieux !

Les termes en italiques sont soulignés par Jacques Derrida, ceux en gras par nous :

de quoi demainC’est vrai, je me suis toujours reconnu, qu’il s’agisse de la vie ou du travail de la pensée, dans la figure de l’héritier – et de plus en plus, de façon de plus en plus assumée, souvent heureuse. À m’expliquer de façon insistante avec ce concept ou avec cette figure du légataire, j’en suis venu à penser que loin d’un confort assuré qu’on associe un peu vite à ce mot, l’héritier devait toujours répondre à une sorte de double injonction, à une assignation contradictoire : il faut d’abord savoir et savoir réaffirmer ce qui vient « avant nous », et que donc nous recevons avant même de le choisir et de nous comporter à cet égard en sujet libre. Oui, il faut (et ce il faut est inscrit à même l’héritage reçu), il faut tout faire pour s’approprier un passé dont on sait qu’il reste au fond inappropriable, qu’il s’agisse d’ailleurs de mémoire philosophique, de la préséance d’une langue, d’une culture, et de la filiation en général. Réaffirmer, qu’est-ce que ça veut dire ? Non seulement l’accepter, cet héritage, mais le relancer autrement et le maintenir en vie. Non pas le choisir (car ce qui caractérise l’héritage, c’est d’abord qu’on ne le choisit pas, c’est lui qui nous élit violemment), mais choisir de la garder en vie. La vie, au fond, l’être-en-vie, cela se définit peut-être par cette tension interne de l’héritage, par cette réinterprétation de la donnée du don, voire de la filiation. Cette réaffirmation qui à la fois continue et interrompt, elle ressemble, au moins, à une élection, à une sélection, à une décision. La sienne comme  celle de l’autre : signature contre signature. Mais je ne me servirai d’aucun de ces mots sans les entourer de guillemets et de précautions. À commencer par le mot de « vie ». Il faudrait penser la vie à partir de l’héritage et non l’inverse. Il faudrait donc partir de cette contradiction formelle et apparente entre la passivité de la réception et la décision de dire « oui », puis sélectionner, filtrer, interpréter, donc transformer, ne pas laisser intact, indemne, ne pas laisser sauf cela même qu’on dit respecter avant tout. Et après tout. Ne pas laisser sauf : sauver peut-être, encore, pour quelque temps, mais sans illusion sur un salut final.

Mais vous voyez bien pourquoi je suis sensible à ce que vous avez dit de l’absence ou de l’abstention de toute mise à mort. Je me suis toujours interdit (...) de blesser ou de mettre à mort. C’est toujours en réaffirmant l’héritage que l’on peut éviter cette mise à mort. Même au moment où – et c’est l’autre versant de la double injonction – ce même héritage commande, pour sauver la vie (dans son temps fini), de réinterpréter, de critiquer, de déplacer, c’est-à-dire d’intervenir activement pour qu’ait lieu une transformation digne de ce nom : pour que quelque chose arrive, un événement, de l’histoire, de l’imprévisible à-venir.

Mon désir ressemble à celui d’un amoureux de la tradition qui voudrait s’affranchir du conservatisme. Imaginez un fou du passé, fou d’un passé absolu, d’un passé qui ne serait plus un présent passé, d’un passé à la mesure, à la démesure d’une mémoire sans fond – mais un fou qui redoute le passéisme, la nostalgie, le culte du souvenir. Double injonction contradictoire et inconfortable, donc, pour cet héritier qui n’est surtout pas ce qu’on appelle un « héritier ». Mais rien n’est possible, rien n’a d’intérêt, rien ne paraît désirable sans elle. Elle commande deux gestes à la fois : laisser la vie en vie, faire revivre, saluer la vie, « laisser vivre », au sens le plus poétique de ce qu’on a hélas transformé en slogan. Savoir « laisser », et ce que veut dire « laisser », c’est une des choses les plus belles, les plus risquées, les plus nécessaires que je connaisse. Tout près de l’abandon, du don et du pardon. L’expérience d’une « déconstruction » ne va jamais sans cela, sans amour, si vous préférez ce mot. Elle commence par rendre hommage à ce a quoi, à ceux à qui je dirais qu’elle « s’en prend ». « S’en prendre » est une très séduisante, très intraduisible façon de la langue française, vous ne trouvez pas ?

Jacques Derrida, Elisabeth Roudinesco, De quoi demain sera fait, Paris, Champs/Flammarion, 2001, p.15-17

Il peut sembler étonnant de convoquer Derrida pour justifier ce que nous livrons ici sans analyse. Disons juste que pour mieux s’approprier une langue, il convient de s’en approprier les cultures, fussent-elles triviales:

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