Papa est en voyage d'affaires - Emir Kusturica - Une critique de Serge Daney (1985)
Serge Daney (1944 – 1992) a travaillé pour les cahiers du cinéma où il a été rédacteur en chef (1973 – 1981). Il est ensuite entré à Libération, journal pour lequel il a écrit une série d’articles et de critiques de films publiés dans les deux volumes de Ciné journal.
L’article suivant, paru aussi dans Libération, parle d’Otac na službenom putu (1985) d’Emir Kusturica. Outre le fait d’offrir un regard sur le cinéma du jeune réalisateur, le texte exprime aussi le point de vue d’un critique français (voire occidental) sur le cinéma yougoslave, mis en perspective avec le cinéma « de l’est » en 1985. Enfin, et ce n’est pas le moins intéressant, il évoque le décalage entre les évènements historiques et leur mise en image, ainsi que le cinéma italien des années 50.
Nous avons rétabli les accents et mis des liens explicatifs pour certaines expressions.
Papa est en voyage d'affaires
(Emir Kusturica)
Palme d'or inattendue au dernier Festival de Cannes, le film d'Emir Kusturica sort aujourd'hui. Il s'est passé des choses en Yougoslavie au moment du divorce Tito-Staline ! Un coin de ce tableau cruel est joliment éclairé.
Le film finit là où il a commencé : au pied d'un tilleul. Malik, le petit garçon somnambule dont le père était en voyage d'affaires, s'avance seul dans la campagne bosniaque. L'arbre, les champs, les montagnes se font petits devant l'enfant en lévitation et son corps en transparence. Chaussé de bottes de sept lieues, il va de l'avant en attendant le générique de fin. Il a fait le plein des premiers éveils, il a huit ans, il est tout rond et il comprendra bientôt le sens politique de l'expression « voyage d’affaire ». Son corps d’enfant emplit l’écran.
Sans enfant pour « faire écran » - c’est-à-dire pour permettre et pour empêcher de voir – comment s’y prendrait-on, à l’Est, pour raconter, trente après, ces histoires mal enfouies ? Celle des deux pères Joseph (Tito et Staline), celle du bon Meša et du méchant Zijo, celle du petit Malik et de la petite Maša, celle enfin de l’équipe yougoslave de football qui, le 22 juillet 1952, fut symbolique au point de battre l’équipe soviétique par trois buts à un ? Sans la candeur d’un enfant, comment s’y retrouver dans la vie raturée des parents, dans la vie ratée des hommes et dans la vie ratatinée des femmes ? Sans regard qui s’ouvre au monde (et aux festivals de cinéma, cette partie du monde), comment rouvrir les pages les moins lues d’un passé encore proche ?
Il y a, chez les cinéastes de l’Est un vrai savoir-faire et un grand talent dans ce détour obligé par l’enfance. L’enfance n’est pas seulement touchante, elle est commode comme une ruse de scénario. Gage d’une humanité toujours recommençante, l’enfant regarde sans les comprendre les vieilles plaies adultes. Nous le regardons les regarder mais nous, nous comprenons. Nous comprenons même que nous ne faisons que survoler – nous aussi – le sujet.
Pour son second film (palmé d’or à Cannes, le premier – Te souviens-tu de Dolly Bell ? – avait déjà été lionné à Venise), Emir Kusturica, 32 ams, n’a pas manqué de culot.
(affiche pour l'exploitation française piquée ici)
L’action se situe à Sarajevo, en 1952, au moment où Tito, las d’être condamné par Staline (depuis le 28 juin 1948), décide de divorcer du grand frère soviétique. Celui-ci avait sous-estimé la détermination d’un peuple qui ne l’avait pas attendu pour lutter (héroïquement) contre les nazis. Des 400 000 membres du PC yougoslave, seulement 12 000, nous dit-on, restèrent « staliniens ». Ils furent emprisonnés et envoyés en « voyage d’affaires », c’est-à-dire dans des camps de travail forcé.
Parmi eux, Kusturica et son scénariste Abdulah Sidran imaginent qu’il y a Meša, le papa de Malik. Sauf que – encore une ruse de scénario – Meša ne fait pas de politique et qu’il se contente d’être un communiste dévoué et un homme normal (c’est-à-dire aimant sa famille et porté sur les femmes). Meša ne doit qu’à la jalousie de son beau-frère Zijo (un faible à l’œil hagard qui abuse de son mini-pouvoir de membre du Parti) de se trouver arrêté et séparé des siens le jour même de la circonsion de ses enfants, rite islamique qui perdure dans cette famille athée. Le fond de la jalousie est sexuel : Zijo convoite Antikza, la maîtresse de Meša, une aviatrice-gymnaste plutôt aguichante. Tout cela, on le voit, « ne pisse » pas très loin mais permet de deviner ce qui serait arrivé à Meša si, dans un scénario moins rusé et sans doute intournable, il avait été réellement un opposant au régime. Meša est finalement muté à Zvornik, dans une centrale hydraulique et sa famille vient vivoter difficilement auprès de lui, dans un paysage aussi humide que désolé. Tout, pourtant, finira « bien ».
(bande annonce française trouvée ici)
Les cinéastes yougoslaves – c’est leur force – ont toujours appelé un chat un chat. ils sont drôles, crus et, comme on dit à tort, assez « latins ». Kusturica est bien l’un d’eux. Le cinéma yougoslave oscille en général entre deux tentations : celle de l’esthétisme-ému (versant Aleksandar Petrović) et le naturalisme-petites touches (versant Makavejev première manière). Kusturica oscille aussi, avec une nette préférence (et des dons réels) pour la seconde. En fait le traitement esthétique des paysages et le traitement naturaliste des gens sont deux façons différentes de contourner un même interdit : s’en tenir à un personnage, un seul, un adulte, et ne raconter que son histoire. Kusturica affirme ne pas aimer L’Homme de marbre de Wajda, qu’il trouve télévisuel et sans émotion. Normal, puisque là où Wajda avait commencé à désengluer les personnages les uns des autres, Kusturica, moins novateur que son aîné, continue à décrire des situations où les personnages « sont les uns sur les autres » et ceci dans tous les sens du terme. Papa est en voyage d’affaires est un festival de bourrades, de coups, d’embrassades et d’étreintes derrière lesquelles on ne peut que deviner le non-dit de la rancune, du ressentiment et de la vengeance, ce plat froid.
Pourquoi poursuivre ? N’oscillons-nous pas, nous aussi, face aux films venus de l’ex-froid ? D’un côté, nous leur demanderons toujours de dire plus que ce qu’ils peuvent dire. De l’autre, nous serons toujours ravis d’avoir vu, grâce à eux, ce que nous ne connaissions que par ouï-dire ou par ouï-lire. C’est ce qui se passe lorsque « dire » et (donner à) « voir » sont trop éloignés l’un de l’autre. Lorsque dans la connaissance d’une réalité (la Yougoslavie de 1952, par exemple) l’image vient bonne dernière. On est content qu’elle soit enfin là mais on lui en veut un peu d’être resté si longtemps introuvable. D’autant qu’elle nous arrive, en 1985, dans la forme de 1952, dans la forme la plus avancée du cinéma mondial en 1952, c’est-à-dire dans la forme « italienne ».
Papa est en voyage d’affaires, en un sens, appartient à la strate italienne de l’histoire du cinéma. Familière absolument, cette histoire de famille. Drôle immédiatement, cette promiscuité distante avec les personnages. Émouvant d’emblée, ce gamin qui regarde le monde des grands. Nous connaissons tout cela, en gros. Seul le détail nous manque*. Comme si, au tournant des années 50, les Italiens, dans l’après-coup du néo-réalisme, avaient inventé une fois pour toutes une certaine façon de faire des films : Une façon universelle que rencontreraient sur leur chemin tous les cinéastes des pays qui se battraient avec le fantôme mal liquidé de leurs années cinquante.
16 octobre 1985
*Le texte dit mange, mais nous croyons à une coquille.