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6 février 2013

Portrait d’un philosophe - Gaston bachelard (1961) - questions de Jean-Claude Bringuier

Aujourd'hui, 6 février, c'est la Saint Gaston.

En serbe, le verbe filozofirati peut avoir une connotation péjorative et c’est bien dommage. En français on pourrait le traduire par « couper les cheveux en quatre ».

Il n’y a rien à ajouter à la présentation que fait Jean-Claude Bringuier (1925-2010) de Gaston Bachelard (1884-1962) dans ce portrait diffusé dans un numéro de 5 colonnes à la une datant de 1961 si ce n’est l’importance du philosophe autant pour les questions d’épistémologie que de poétique. On ajoutera que né à Bar-sur-Aube (10), il conservera cet accent chaleureux de la région Champagne-Ardenne.

On verra dans ce document les couvertures des ouvrages suivants :

l’Activité rationaliste de la physique contemporaine, 1951, PUF

 

l'Activité rationaliste de la physique contemporaine

la Poétique de l’espace, 1957, PUF

la poétique de l'espace

le nouvel esprit scientifique, 1934, Alcan

le nouvel esprit scientifique

l’Air et les Songes, 1943, José Corti

l'air et les songes

la terre et les rêveries du repos, 1946, José Corti

 

la terre et les rêveries du repos

 

Transcription

Intertitre 1 - Portrait d’un philosophe

Jean-Claude Bringuier – [off] Une petite pièce encombrée de livres à côté de la place Maubert, c’est le repaire d’étudiant de Gaston Bachelard, 80 ans, philosophe français. Ses cours à la Sorbonne ont fasciné des générations d’étudiants. Ses livres ont réussi à faire rêver à la fois, peut-être ensemble, les mathématiciens et les poètes et le collège un peu austère des philosophes, ses confrères.
Il y a quelques jours, il a reçu le prix national des lettres et la grande presse s’est emparé de lui. Nous, si nous avons osé l’interroger, c’est d’abord parce qu’il est toute bonté de cœur et tout sourire. Et c’est aussi parce qu’il ressemble au philosophe tel que nous en rêvions lorsque nous étions enfants.

Jean-Claude Bringuier – Est-ce que vous vous appelez Maître, d’abord, dites-moi.
Gaston Bachelard – Est-ce que ?
Bringuier – Est-ce que vous tenez à ce qu’on vous appelle Maître.
Bachelard – Non, pas du tout, pas du tout, pas du tout, jamais, jamais.
Bringuier – Ah bon.
Bachelard – Non, appelez-moi Gaston Bachelard, Bachelard, c’est tout. Non, non, non. Pas monsieur le professeur. Pas de blague ! Non, non, c’est fini, hein. Je suis un homme absolument dans la liberté. Non, tout le monde m’appelle Bachelard. Hein ! Voilà. Pas de maître.
Bringuier – À cause de mon intervention…

Bringuier – Quand nous sommes arrivés tout à l’heure, vous écoutiez la radio. Est-ce que l’actualité vous préoccupe beaucoup ?
Bachelard – Elle me semble indispensable. Ma fille m’a acheté un transistor et je compte tous les flashes depuis sept heures et demie, n’est-ce pas, jusqu’à neuf heures du soir. Et d’heure en heure, n’est-ce pas…
Bringuier – Pourquoi ?
Bachelard – Eh bien parce que, en trois minutes, j’ai l’impression que le monde tourne autour de moi, n’est-ce pas ? et que le monde m’apporte des nouvelles de l’univers, c’est parfait. Mais je ne peux pas m’en passer.
Bringuier – C’est pas forcément des événements importants.
Bachelard – Ah ben oui, ce sont des événements au moment où ils se produisent. Et sans beaucoup de commentaires. Et quand… J’écoute quelquefois des commentaires, ils me déçoivent souvent. Alors les faits me suffisent. Et puis moi je fais mes pauvres commentaires à ma façon.

Bringuier – Est-ce qu’il y a une définition du philosophe, justement ?
Bachelard – Ah ben ça, j’en ai donné une quand j’enseignais, mais je l’ai perdue. Pourquoi voulez-vous… C’est un professeur de sagesse comme on disait jadis.
Bringuier – Je vous dis ça parce que parmi les idées courantes qui règnent chez les gens qui ne font pas de philosophie à propos des philosophes, on pense en général que la philosophie ça ne sert à rien.
Bachelard – Oui, mais à mon avis ça sert à penser. Alors si vous voulez, n’est-ce pas, vous priver de pensée originale, ben vous pouvez vous passer de philosophie.
Bringuier – Est-ce qu’un philosophe, c’est un être supérieur aux autres ?
Bachelard – Ce n’est tout de même pas Dieu le père, vous savez. Non. Il n’y a pas d’hommes supérieurs les uns aux autres. Je ne crois pas au… je n’ai pas la mystique de la hiérarchie, n’est-ce pas ? Par conséquent, les gens sont ce qu’ils peuvent être, n’est-ce pas ? Ce n’est pas toujours très commode d’être égal à soi-même, alors quoi ? Je ne comprends pas qu’on puisse se comparer aux autres.
Bringuier – On a l’impression qu’un philosophe sait mieux vivre que les autres.
Bachelard – Mieux vivre, pourquoi ?
Bringuier – Qu’il est à l’abri des…
Bachelard – Des quoi ?
Bringuier – Je ne sais pas… des passions….
Bachelard – Mais non, mais non, mais non,  hélas, il n’est pas toujours l’ami des passions, n’est-ce pas ? Ou alors il a peut-être l’infortune de ne pas en avoir… oui ?
Bringuier – C’est une coquetterie, mais qui ne répond pas à la question.
Bachelard – Non ! Nonononononon ! La vie et le travail de la pensée, ce sont des choses qui ne sont pas absolument cohérentes. Quand je suis en train de lire un livre de philosophe, eh bien ma foi, je suis à ma lecture. Et alors, après, ça ne m’empêche pas de vivre comme n’importe qui. Comme un bon citoyen, comme un père de famille, comme un bon travailleur dans ses fonctions… vous voyez ? Vous voulez absolument me coller une étiquette de philosophe comme une espèce de rêveur écarté de toutes les difficultés de la vie mais …
Bringuier – Moi je ne veux pas, mais c’est une idée populaire du philosophe.
Bachelard – Mais non ! Ben ‘faut la rectifier !
Bringuier – Justement, nous sommes là pour ça.
Bachelard – Rectifions-là tout de suite. Nonononon !
Bringuier – Par exemple ?
Bachelard – Par exemple, je sais tout faire, je n’ai besoin de personne : je sais faire la cuisine, je me suffis à moi-même… Quand j’étais plus jeune, j’allais moi-même chez le boucher, chez le marchand de volaille, etc. Et je choisissais ! Hein ? Hein ? Voyez-vous ?
Bringuier – Vous connaissiez…
Bachelard – Nonononon ! Je n’ai jamais été embarassé pour la vie matérielle comme quand je faisais mes pauvres études dans une chambre de bonne, et bien j’avais mon livre devant moi, j’avais le meilleur fromage de la crêmerie, tout ! c’est tout ! Hein ? Et d’uncoup d’œil je voyais bien si j’allais avoir l’entame du jambon, ou le milieu quoi ! Et vous-même, vous vous occupez des questions matérielles ?
Bringuier – Moins que vous, je le crains.
Bachelard – Ah. Et puis ça vous interroge là-dessus, tiens.
Bringuier – Au fond, c’est un art de vivre, tout ça, monsieur Bachelard.
Bachelard – Oui, oui, oui, oh, vous savez… c’est beau « art de vivre », hein ? Oui,oui. Un art de vivre… On est obligé d’avoir un art de vivre. Ou on est un malheureux sot. ‘Faut être en équilibre avec le temps actuel, hein.

Bringuier – Vous vivez dans un petit appartement à Paris.
Bachelard – Ouiouioui, bien petit.
Bringuier – Je crois que l’idée de l’appartement c’est infidèle à ce que vous pensez de la vraie maison.
Bachelard – Oui, pour moi, évidemment, une vraie maison doit avoir une certaine verticalité. Il faut, pour le moins, n’est-ce pas, avoir une cave et un grenier naturellement, enfin tout ce qu’il faut pour la vie commune entre la cave et le grenier.
Bringuier – Une fois, vous dites que l’escalier de la cave, on le descend toujours…
Bachelard – Oui.
Bringuier – … et que l’escalier du grenier [ensemble] on le monte toujours.
Bachelard – Vous avez lu ça ? Eh bien après tout vous savez pas la vérité, quand vous descendez à la cave, une vraie cave, n’est-ce pas, pas une cave civilisée avec des commutateurs électriques, quand vous descendez à la cave chercher du vin au tonneau mais quelques fois le lendemain et alors par conséquent, là,  c’est une fonction faut bien fermer le robinet, vous voyez, vous avez la fonction d’aller à la cave. Je crois avoir dit quelque part, je crois que c’est dans La Terre rêveries repos que dans mon pays les femmes ne descendaient pas à la cave. Ce n’est pas leur fonction, elles avaient un peu peur, faut être avec un homme courageux pour descendre à la cave. Alors vous pouvez des tas de choses. Vous sentez bien !

Bachelard – Où est-ce que vous êtes né, vous ?
Bringuier – Je suis né à Montpellier (34).
Bachelard – Oui eh bien, vous habitiez une maison ?
Bringuier – J’habitais malheureusement un appartement.
Bachelard – Eh bien voilà, vous n’y connaissez rien.

Bringuier – Si vous aviez la possibilité de retourner à la campagne, vous le feriez ?
Bachelard – Pratiquement, je vais toutes les fois que je le peux, disons ma maison avec son grand jardin est en marge de la ville et j’ai l’impression de la pleine campagne. Je me souviens du printemps où j’ai vu tous mes arbres en fleurs. On pouvait pas croire que, avec une fonction du capitaliste on pouvait avoir à soi, n’est-ce pas, des arbres en fleurs. J’étais enthousiaste de cette vie de jardinage.

Bachelard – Vous voyez comment la vie change, n’est-ce pas. Je pense que, quelques fois, je suis un mois sans sortir de cette chambre… Une promenade suffit. Mais ‘faut changer, ‘faut pas vouloir faire ce qu’on ne peut pas faire.
Bringuier – Est-ce que c’est triste de vieillir , monsieur Bachelard ?
Bachelard – Oui, oui, oui, oui. Oui. C’est tout de même un peu triste. On a l’impression tout de même que… enfin on voudrait retrouver les forces, n’est-ce pas ? Mais c’est un peu triste. Mais vous n’allez pas mettre ça ?! Hein ? Vous voyez ?
Bringuier – Vous êtes tellement vivant pourtant, à vous voir.
Bachelard – Eh ben… restons-le !

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