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20 mai 2013

Apos' - Danilo Kiš, Bernard Pivot (1989)

Nouvelle transcription d'une interview de Danilo Kiš (1935-1989) menée cette fois-ci par Bernard Pivot (né en 1935) (après celle de Jacques Chancel transcrite ici).

I09075390

On a qualifié les interviews de Bernard Pivot de très enthousiastes et très lucratives.
Enthousiaste, il l'était pour stimuler ses invités.
Lucratives, elles semblaient l'être étant donné l'impact qu'elles avaient sur les ventes de ces auteurs, spécialement les lendemains de diffusions des émissions sur Antenne 2.

I09075391

Nous sommes le 16 avril 1989, six mois avant le décès de l'écrivain.

Transcription

Bernard Pivot – Bonsoir à tous. C'est un écrivain né en Yougoslavie en 1935 qui habite la France depuis une dizaine d'années, qui a enseigné dans les universités françaises et dont nous connaissons la traduction d'une demi-douzaine de livres. Peut-être l'avez vous deviné, il s'agit de Danilo Kiš. Les éditions Grasset viennent de faire paraître sous le titre la Mansarde, traduit d'ailleurs superbement du serbo-croate par Pascal Delpech un roman, enfin un livre, plutôt un livre, je dirais plutôt un livre, mais c'est votre premier livre, que vous aviez écrit quand vous aviez 25 ans et qui est paru en Yougoslavie quand vous en aviez 27. Alors ma première question, bien entendu, quand on lit ce livre, la Mansarde, quand est-ce que vous l'avez écrit ? Mais surtout qui étiez-vous quand vous avez écrit ce livre ? Que faisiez-vous ? Où étiez-vous ? Qui était ce jeune homme qui s'appelait Danilo Kiš ?

la-mansarde grasset
La mansarde, paru en 1989 chez Grasset

Danilo Kiš – Mais comme toujours dans un cas pareil j'étais un peu ce personnage de ce livre. J'étais l'étudiant de la littérature comparée et tout d'abord un bohème. Pendant la journée j'étais dans la bibliothèque ou dans les bibliothèques. Parce que c'était un formidable abri parce qu'on était pauvre étudiant à cette époque à Belgrade et il n'y avait pas beaucoup d'autres amusements. Et le soir j'étais dans les cafés de Belgrade. Et un peu, je pense, j'ai gardé cette atmosphère de ce temps-là, de Belgrade et de la vie estudiantine.

Bernard Pivot – Oui, mais est-ce qu'à cette époque – parce que j'ai vu vous avez fait des études d'art, vous avez fait des études de musique – est-ce que déjà vous saviez que vous seriez un écrivain ?

Danilo Kiš – Oui, peut-être c'est exagéré de le dire, mais je le savais disons déjà quand j'avais 15 ans, 16 ans, je savais que je serais un écrivain mais je pensais devenir un poète. Et je me suis préparé pour être poète. J'ai commencé donc par la traduction de la poésie comme une sorte de préparation pour le métier, le difficile métier de poète. Finalement j'ai épuisé mes forces poétiques en faisant des traductions de poètes hongrois, russes et français...

Bernard Pivot – Qui avez-vous traduit du français ?

Danilo Kiš – Euh... J'ai commencé avec Verlaine[1], tout de suite. C'était le poète qui... bon, il y avait Verlaine, Baudelaire, il y avait beaucoup d'autres après... mais au commencement, c'était Verlaine, Baudelaire, Apollinaire.

Bernard Pivot – Ah oui, et à ce moment-là vous avez renoncé à la poésie pour écrire en préférant la prose.

Danilo Kiš – J'ai soutitré ce livre comme poème satirique, disons, parce que je pense qu'il y a un peu de la poésie dans cette prose, aussi.

Bernard Pivot – Il y a beaucoup de satire, c'est vrai.

Danilo Kiš – De satire aussi, contre moi-même, ou contre l'idéalisme de la jeunesse. Mais donc, je n'ai pas renoncé à la poésie à cette époque. Je me suis dit que je vais continuer avec la poésie. Mais finalement, je me suis rendu compte que ce dont j'ai besoin, enfin de cette expression, la vraie, pour moi, c'est la prose.

Bernard Pivot – C'est la prose, bien. Ce qui est vrai, quand on lit ce livre, on se dit que vous avez reçu l'influence de Perec[2], ce qui est évidemment aberrant puisque Perec a publié des livres après vous, mais de Boris Vian[3], de Queneau[4]. Auriez-vous traduit des auteurs comme ceux-ci ?

Danilo Kiš – Je les connaissais pas ni l'un ni l'autre à cette époque. Après, beaucoup après, j'ai traduit Queneau, Exercice de Style, Zazie dans le métro, etc, mais à cette époque je connaissais pas ces écrivains.

Bernard Pivot – J'ai repris l'article qu'a consacré Claude Roy[5] à votre livre et c'est un article magnifique et il dit ceci, je ne peux pas mieux dire que le citer : « C'est le livre macaronique et ébouriffé du rire juvénile, la mini-épopée burlesque des vingtièmes années, le trapèze volant des jeux de l'amour et de la prose, les gammes de virtuosité de celui qui allait devenir un des plus grands écrivains serbo-croates, et qui tiendra (au-delà) les promesses de ce début. » Bon je crois, là, que le télespectateur se rend bien compte que si on est cartésien, il vaut mieux s’abstenir de lire un livre comme celui-ci. Il faut au contraire se laisser aller à une sorte de dérive de l’imaginaire, de la fantaisie, de l’ironie, et de la culture en plus…

Danilo Kiš – Oui, je pense. Je pense qu’il y a un peu de tout. C’est un livre, évidemment d’un jeune homme étudiant de la littérature comparée, lisant et traduisant beaucoup, qui a voulu montrer un peu… Disons à 25 ans, on a cette ambition de montrer tout ce qu’il sait faire. Voilà, un peu, il y a de ça.

Bernard Pivot – Et tout ce qu’il sait.

Danilo Kiš – Et tout ce qu’il s… enfin, tout ce qu’il sait, oui… enfin avec beaucoup d’ironie aussi, avec beaucoup d’ironie envers soi-même d’abord. Et envers le monde aussi.

Bernard Pivot – Alors il faut dire que le personnage s’appelle lui-même Orphée. La femme qu’il aime, il l’appelle Eurydice. Et c’est donc une histoire d’amour mais une histoire d’amour utopique, impossible, où d’ailleurs l’auteur se moque lui-même de l’amour qu’il pourrait vivre et qu’il ne vit pas tout à fait.

Danilo Kiš – Oui, c’est tout d’abord un roman d’amour. Avec beaucoup d’ironie, avec beaucoup de scènes lyriques que j’ai coupées si vous voulez, si on peut dire comme ça, avec des tons ironiques. Voilà, c’est ça.

Bernard Pivot – Alors Bouc, Bouc le savant, Bouc le cornu représente… c’est l’ami du narrateur, c’est l’ami d’Orphée. Il représentait quoi pour vous à cette époque ?

Danilo Kiš – Mais c’est le contraire. C’est peut-être un double de moi-même qui est porteur de cette ironie, de ce regard ironique envers moi-même et envers le monde, donc qui l’empêche, le narrateur, de devenir trop sensible, trop sentimental surtout.

Bernard Pivot – Mais voir paraître en français aujourd’hui ce livre, donc, que vous avez écrit alors que vous n’aviez que 25 ans c’est pour vous d’abord une sorte de rajeunissement certainement, presque une résurrection mais comment l’appréciez-vous aujourd’hui ce livre ?

Danilo Kiš – C’est une sorte de métempsychose pratiquement et de moi-même, de cette époque. C’est un livre que j’aime toujours. J’ai d’autres livres… enfin j’ai encore un autre livre que j’ai pas fait traduire parce que je ne l’aime pas. Mais c’est un livre qui tient toujours et je sais qu’en Yougoslavie ce livre a un public, des jeunes qui le lisent toujours.

Bernard Pivot – Vous avez publié évidemment des livres plus importants après comme Encyclopédie des morts ou un Tombeau pour Boris Davidovitch. Mais celui-là ; vous avez une affection particulière pour celui-ci.

Danilo Kiš – Oui, comme le premier livre, bien sûr.

Bernard Pivot – Vous écrivez ceci – là c’est le narrateur qui parle, Bouc le Cornu –  :  « Ne t’ai-je pas répété cent fois que j’écris pour me libérer de mon égoïsme. » Diriez-vous toujours ceci ?

Danilo Kiš – Oui, je pense que l’écriture en général, c’est ça. Donc j’ai voulu me débarasser, c’est ça que je dis dans ce livre, de cette première personne que j’exploitais d’ailleurs un peu plus tard aussi, dans mes livres de cycle autobiographique. Mais donc, j’ai voulu dire par là que l’auteur ne doit pas s’occuper seulement, uniquement, de ses propres problèmes, d’amour, etc., mais qu’il doit un peu regarder le monde plus largement, ce que je fais à la fin de ce bouquin.

Bernard Pivot – Oui, et que vous avez fait ultérieurement.

Danilo Kiš – Et que j’ai fait ultérieurement, j’espère.

Bernard Pivot – On y lit une liste de livres qu’Orphée veut lire :

Nous gardions sous cloche les livres suivants : l’Ethique de Spinoza en latin, l’Ancien Testament en hébreux, Don Quichotte, le Manifeste de Marx et Engels, le deuxième manifeste de Breton – André Breton –, un manuel de la nourriture diététique, les Pensées d’un biologiste de Jean Rostand, le Yoga pour tous, livre de Jin sous les étoiles, une Saison en Enfer de Rimbaud, De l’Amour de Stendhal, Sexe et caractères de Weininger, une édition de poche des reproductions de Van Gogh, un indicateur des chemins de fer internationaux.

Est-ce que c’étaient vraiment les livres…

Danilo Kiš – C’étaient les livres que j’ai lus, c’était ma bibliothèque, et cet indicateur de chemins de fer deviendra, disons, le sujet de mes livres sur mon père.

Bernard Pivot – Oui mais ce qui est intéressant, c’est de voir ce mélange de cultures. Parce qu’il y a Breton, le Surréalisme et évidemment, il y a Marx et Engels, il y a l’Ancien Testament, il y a Rimbaud… C’est tout-à-fait curieux, vous êtes un homme dévorant à ce moment-là, un jeune homme qui…

Danilo Kiš – Oui, c’était le moment, enfin…

Bernard Pivot – … qui mange toute la culture...

Danilo Kiš – … avec 25 ans on dévore les livres et surtout quand on est étudiant de la littérature comparée. Donc, c’est le résultat de ça.

Bernard Pivot – On retrouve déjà dans ce livre votre goût pour les listes et les inventaires que vous aimez beaucoup. Et on trouve d’ailleurs page 128 une liste qui est assez curieuse qui relève plus de la poésie que de l’œnologie, c’est la carte des vins du restaurant aux deux desperadoes. Alors il y a le malaga à la orpheus, le rêve de desperado, le raska magnolien, l’ambroisie satirique, etc. Mais ça, c’est de la poésie.

Danilo Kiš – Oui et si vous voulez, c’est aussi de la poésie. Je fais réapparaître dans cette liste les personnages de ce livre, et c’est peut-être l’influence de Rabelais.

Bernard Pivot – Rabelais aussi !

Danilo Kiš – Enfin, j’ai appris, je pense, ce goût d’énumération, ça vient, enfin j’étais fasciné par Rabelais.

Bernard Pivot – Oui, cette boulimie des mots aussi.

Danilo Kiš – Oui, oui. Surtout dans l’énumération et j’ai appris ça chez Rabelais.

Bernard Pivot – Avez-vous écrit ce qu’on pourrait appeler un roman ? C’est-à-dire en inventant de personnages ? Ou est-ce que tous vos livres relèvent de l’autobiographie du document, de l’essai, de l’histoire ?

Danilo Kiš – Tout est basé sur la réalité, je n’ai jamais inventé quelque chose, enfin que ce soit tout à fait inventé. Soit ce sont les bribes de mes souvenirs sur mon enfance, sur ma jeunesse, déformés, mais disons, authentiques, autant que la littérature puisse être authentique, et d’autre côté, j’ai fait des romans documentés, ça veut dire : je me suis documenté sur les faits réels et comme disait Nabokov : « je ne vois pas pourquoi écrire sur les choses qui n’ont pas existé d’une certaine façon. »

Bernard Pivot – Ah oui, donc c’est à la fois une position intellectuelle et morale…

Danilo Kiš – Absolument.

Bernard Pivot – … et non pas un défaut d’imaginaire.

Danilo Kiš – Non non non. C’est absolument… j’écris les livres – peut-être ce ne sont pas des livres – que j’aimerais lire moi-même, enfin qui sont entre l’imaginaire et le documentaire.

Bernard Pivot – Dans Tombeau pour Boris Davidovitch, il y a une histoire qui m’a toujours fasciné, je me demande si elle est vraie ? Alors elle doit être vraie après ce que vous venez de dire, c’est l’histoire d’Edouard Herriot qui aurait été manipulé en URSS.

Danilo Kiš – Oui, c’est une histoire vraie. Je n’oserais pas écrire une telle nouvelle si c’était pas vrai. J’ai trouvé les données sur Édouard Herriot[6] et ses visites de l’union soviétique dans deux sources, donc quand j’ai vérifié que ça existait, à ce moment-là…

Bernard Pivot – Oui, alors dites en deux mots ce qui s’est passé, il a …

Danilo Kiš – Ben il est arrivé en Union Soviétique pour vérifier la liberté de la religion, on lui a monté des scènes, ça veut dire dans une ancienne église qui n’était plus église.

Bernard Pivot – Qui était transformé en taverne.

Danilo Kiš – Qui était transformé en taverne. Ils ont fait avec le KGB, les ouailles, les popes, etc., ils ont joué pour lui la comédie. Et donc, en revenant, il a écrit : « voilà la liberté de l’expression religieuse existe en URSS. »

Bernard Pivot – Danilo Kiš, vous vivez en France depuis une dizaine d’années, vous écrivez actuellement – parce que ça, évidemment, ce sont des livres anciens, surtout celui-ci et puis c’est votre premier livre – et qu’écrivez-vous actuellement ?

Danilo Kiš – J’écris toujours des… j’écris plusieurs choses, j’écris des nouvelles, j’écris des romans, nfin j’ai des projets de romans, et j’écris des essais.

Bernard Pivot – Oui, mais est-ce que vous observez que votre sensibilité et votre création, ont changé depuis que vous êtes en France ou est-ce que entre la Yougoslavie et la France finalement c’est du pareil au même pour un créateur ?

Danilo Kiš – Vous savez, je suis venu déjà en France comme, ce qu’on dit, élève de la littérature française entre autres, aussi bien élève de la littérature russe… Et donc je suis en France intellectuellement parlant tout à fait chez moi.

Bernard Pivot – Oui. Vous êtes un Européen.

Danilo Kiš – Je suis un Européen.

Bernard Pivot – La Mansarde, de Danilo Kiš, c’est aux éditions Grasset.



Quelques ouvrages traduits pour terminer ce petit quart d’heure…

  • Du fameux Salman Rushdie, en attendant de lire les Versets Sataniques, qui ne sont pas prêts pour le moment, vous pouvez lire cet ouvrage qui s’appelle les Enfants de Minuit qui est un roman que vous pouvez vous procurer au livre de poche.
  • De Cabrera Infante, Trois tristes Tigres. Vous savez qu’Infante, c’est un romancier cubain.
  • Le livre de poche publie les fameux Cahiers de l’Herne qui étaient consacrés à Borgès.
  • De Herman Hesse, poète chinois aux Presses Pocket.
  • Et toujours aux Presses Pockets, d’Hanna Arendt, Du mensonge à la violence
  • Et de la même Hanna Arendt, de La crise de la culture aux éditions folio.
  • Et puis enfin, vous savez qu’aujourd’hui, c’est le centième anniversaire de la naissance de Charlie Chaplin, hé bien Presses Pocket vous proposent la réédition en format de poche de l’autobiographie de Chaplin, Ma Vie.
  • Et puis je vous conseille aussi le livre de Claude-Jean Phillipe qui est un ouvrage tout-à-fait remarquable sur Chaplin.

Je vous retrouve mardi soir pour 'Strophe où nous parlerons de Bande-Dessinée, « la BD » avec Jacques Sadoul et Jean-Paul Corsetti.

Bonne nuit.

Merci à Laure pour le lien.



[1] À Jacques Chancel, il disait ici que le premier, c’était Apollinaire.
[2] Georges Perec (1936 – 1982) que nous évoquâmes ici. Membre important de l’OuLiPo et amoureux notoire des listes.
[3] Boris Vian (1920 – 1959).
[4] Raymond Queneau (1903 – 1976). Membre fondateur de l’OuLiPo dont Danilo Kiš n’a jamais fait partie.
[5] Claude Roy (1915 – 1997) écrivait alors dans le Nouvel Observateur. On trouvera la page citée à cette adresse. (Si l’adresse n’est plus valable, l'on m’écrira afin que j'envoie le document).
[6] Édouard Herriot (1872 – 1957) homme politique français de la IIIème République (Gauche Démocratique), ancien chef d’Etat, ancien maire de Lyon (69), de 1905 à 1957 (sauf pendant la période 1940 – 1945).

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