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Les Caves du Majestic
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25 juin 2013

C’est l'été (une chronique de la haine ordinaire) - Pierre Desproges (1986)

Dans cette toute petite série estivale, nous allons nous amuser à détester l’été, les touristes (et puis l’humanité, tant qu’à faire).

chroniques-de-la-haine-ordinaire_couv
Observez ce visage dont la jovialité monacale contraste
avec le poussin mort broyé par la main l'écrivain.
Ce sont les Chroniques de la haine ordinaire.

Aujourd’hui, une chronique de la haine ordinaire de l’immense Pierre Desproges (1939 – 1988, on ne s’en remet toujours pas). Pierre Desproges, ce serait un Dušan Radović (1922-1984) qui serait méchant, et c'est bien.

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Nouvelle édition, intégrale, du recueil de ces chroniques.

Cette chronique radiophonique était diffusée pendant le premier semestre de 1986 (février-juin) sur France Inter avant le journal de 19 heures.

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On peut entendre cette chronique sur le deuxième volume des quatre CD les reprenant

C’est l'été, diffusée le 19 juin 1986 est un exemple supplémentaire de la misanthropie, de l’humour et de la maîtrise stylistique de Pierre Desproges (notez les deux octosyllabes qui ouvrent cette chroniques).

Pour un traducteur, le plus grand défi à relever concerne ce style, ce texte-ci ne posant pas de problèmes contextuels particuliers.

Les collecteurs de vocabulaire releveront un lexique animalier et un lexique haineux (toujours utile). Il s'attaquera aussi à la publicité.


Publiée le 28 avril 2012 par Chris Ruruzacki Vdm

Le texte

  L'été ? Quelle horreur !

  C’est la saison des joies vulgaires et des exultations de masse.

  En hiver, l’Homo sapiens de base fonce la tête basse dans les frimas pour qu’on ne voie pas sa gueule, mais que revienne l’été, et voici qu’il relève le groin pour humer les petites brises le long des quais marins où il parade, derrière son ventre enveloppé dans d’immonde chemises haïtiennes, avec sa grosse qui se pavane à son bras en jupette rase-bonbon de style abat-jour à cellulite, et leur progéniture braillarde qui caracole autour et fait des ricochets pour stresser les mouettes et paniquer les harengs.

  Même en ville, les gens commencent à se déguiser comme à la plage. Pourtant, rien n’est plus insultant à l’œil qu’un employé de banque bariolé ou qu’une sténographe facturière multiflorale. Au spectacle de ce laisser-aller luxuriant, l’homme de goût se prend à déplorer qu’on n’habille pas la France entière en gris muraille de Chine, comme au bon temps de Mao.

 

  Plus intolérable que tout, voici que ressurgissent les T-shirts à messages personnalisés.

  Personnalisés ! Ô sordide exploitation du langage des foules. Ils sont un million d’assujettis sociaux blanc, navet à exhiber leur couenne dans un million de tricots de coton où l’on peut lire « Je suis un rebelle », et ils bêlent et broutent dedans, tous ensemble et tous pareils, et ils appellent ça « un message personnalisé ». Quelle dérision ! Quelle époque ! Vivement la guerre !

  Jamais ces messages ne correspondent à la moindre réalité tangible. Tenez, hier après-midi, sur le parvis de Notre-Dame de Paris, je croise une grande bringue plutôt joufflue. Le genre belle des champs[1] en plus laitière encore, avec des joues comme des fesses, un bon gros regard con de vache normande, des bras lisses et blanc yaourt et une paire de lolos à ressusciter Leprince-Ringuet[2].

  Bref, cette conne était belle et bloubloutante comme un flan bavarois. Par chance, elle arborait un T-shirt blanc qui annonçait en lettres feu : « Je suis à prendre. »

  Qu’eussiez-vous fait à ma place ?

  Je l’ai prise.

  Ah mes enfants, quelle affaire ! La voici qui se débat en poussant des brames de truie des Ardennes, ce qui, généralement, est l’expression d’un très profond désarroi. La truie des Ardennes (08) a plutôt tendance à couiner quand on lui grimpe dessus. C’est la biche lorraine qui brame sous le mâle. Ayant ouï ces cris effrayants, voici que les flics déboulent, et le curé de Notre-Dame qui veut m’excommunier, et la délégation des Enfants de Marie-couche-toi-toute-seule qui veut me finir à coups d’ombrelles bénites, quelle affaire !

 

  Il y a plus sot encore que le T-shirt à message. Il y a le T-shirt publicitaire. On peut dire sans aucune exagération misanthropique que l’existence et le succès – à l’échelle mondiale – du T-shirt à message publicitaire constitue la preuve formelle de l’incommensurable étendu de la bêtise humaine.

  Quand j’étais enfant, je me rappelle qu’il déambulait dans les rues des villes des hommes sandwichs. C’étaient des messieurs qui  promenaient sur leur dos de grands panneaux fixés par des bretelles comme des sacs de campeur vantant les mérites d’une marque de bas, de liqueur ou de cigarettes. Bien évidemment, ces gens-là étaient payés pour faire ce qu’on appelait encore de la réclame et qui n’était déjà que de la vulgaire publicité.

  Aujourd’hui, les marchands de soupe doivent se pisser dessus de rire : voici venu le temps béni pour eux des hommes-sandwichs qui paient pour faire de la pub. Car enfin, vous avez beau tourner le problème dans n’importe quel sens, il est de fait qu’un connard qui donne de l’argent à un commerçant en échange d’une chemise exaltant les qualités d’un quelconque produit de consommation se trouve exactement dans la position grotesque et ahurissante d’un ouvrier qui paierait son patron pour avoir le droit de travailler à l’usine.

 

  Je dis ça parce que je suis en colère.

  En réalité, je déteste l’été. Tous les ans c’est la même chose. Dès les premiers vrais beaux jours, quand la nature est en fête et les oiseaux fous de joie, je regarde le ciel bleu par-dessus les grands marronniers de mon jardin, et je me dis : « Ah, ça y est, quelle horreur : dans six mois, c’est l’hiver ! »

 

Pierre Desproges, 1987 © Le Seuil



[1] Référence à une publicité pour un fromage. La musique est de Richard Gotainer, un type incroyable.

[2] Mais duquel s’agit-il ?

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