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12 septembre 2013

11/09/73 (2) - L'Ambassade, un film super-8mm trouvé dans une ambassade - Chris Marker (1975)

Pourquoi se souvient-on du 11 septembre 1973, du coup d'État au Chili, de certains noms, encore quarante ans après ? On n’expliquera pas les raisons d’un tel retentissement. On en constatera simplement l'écho contenu dans certaines œuvres d’artistes (déjà mentionnés ici pour la plupart). Ces chansons, ces sketches, ces films, ces dessins nous ont contribués à rendre familiers des noms pourtant lointains.

Ce film datant de 1975 et présenté comme une série d'image super 8 datant retrouvés dans une ambassade évoque très profondément la période qui a suivi immédiatement le coup d'État. Ce film comporte beaucoup de similarité avec la fiction la plus célèbre de Chris Marker (1921-2012) intitulé La Jetée.

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Jacquette du double DVD dans lequel figure L'Ambassade

Cette période a été évoqué dans de nombreux films. On trouvera une sélection de titres dans la programmation de l'édition 2014 du festival International du FIlm Documentaire organisé par le Cinéma du Réel au Centre Pompidou. En effet, une partie de la programmation a pour thème "Chili : 1973-2013." On trouvera d'ailleurs sur ce site une présentation de l'Ambassade. On en trouvera une autre sur le site de la Franco-Latina.

La programmation du festival ne comprend pas Missing (1982), un film produit aux États-Unis et réalisé par de Costa-Gavras (dont l'essentiel de la carrière a eu lieu en France). C'est normal puisqu'il s'agit d'une fiction. Mais, comme souvent chez Costa-Gavras, elle est suffisamment édifiante pour que nous la recommandions.


Publiée le 9 juillet 2013 par Gianluca Pulsoni

Transcription (trouvée sur le site chrismarker.ch)

Première voix off

Ceci n’est pas un film. Ce sont des notes prises au jour le jour. En fait, des commentaires d’autres notes écrites quand je ne filmais pas. Quitte à faire une démonstration des possibilités du super-8, j’aurais autant aimé la faire ailleurs que dans cette ambassade et avec d’autres personnages que des réfugiés politiques.

Mercredi, deux jours après le coup d’État. Le premier groupe est arrivé. Des militants de gauche, pour la plupart. Je reconnais quelques visages, vus dans des manifs, dans des meetings, encore sonnés par la soudaineté de tout ça, par la brutalité de tout ça.

L’ambassadeur est parfait. Il les accueille simplement, comme des invités légèrement en avance pour une réception. L’ambassadrice les installe dans le petit salon de son appartement privé. Le moment n’est pas aux questions, mais d’eux-mêmes, ils se mettent à parler, comme si plus encore que de se reposer, de manger, ils avaient à assouvir le besoin de raconter, de partager ce qui leur est tombé sur la tête. Ils s’étaient réunis dans le bâtiment d’une grande école, tout près d’ici. La consigne était de tenir le temps que la contre-attaque s’organise. La contre-attaque ne s’est pas organisée. Ils se sont trouvés piégés. Les militaires ont commencé d’investir l’école, mthodiquement, bâtiment par bâtiment. Ils ont vu d’autres occupants sortir les mains sur la tête, jetés à coups de crosse dans les camions. Ils ont entendu la rafale. Ils savaient qu’ensuite ce serait leur tour. Ils ont pu sortir par les jardins et rejoindre l’ambassade grâce à un étudiant prévoyant : Marco. Sa tendance naturelle à envisager le pire lui était reprochée au nom de l’optimisme révolutionnaire. Encore maintenant, il a l’air de s’en excuser.

Chaque nouvel arrivant a son histoire.

Tsycos [Paul Roussopoulos], militant anarchiste, est aussi un acteur connu, si connu qu’il n’a pas été long à se faire repérer dans la rue. C’est un soldat qui l’a sauvé du lynchage et plus tard, l’a remis en liberté.
Chacun interprète cet épisode différemment. Pour les uns, c’est la preuve que la gauche avait dans l’armée des alliers qu’elle n’a pas su utiliser. Pour d’autres, c’est simplement que Tsycos a des admirateurs partout.
Carole, la femme de Tsycos [Carole Roussopoulos], raconte qu’elle a du amené de force sa sœur complètement traumatisée par le passage des policiers. Dans l’immeuble où elle habite, il ne restait presque que des femmes. Sous prétexte de perquisition, les flics les ont séquestrées, en ont violé quelques unes et ont prévenu qu’ils reviendraient après avoir confisqué tous les papiers d’identité pour les empêcher de sortir.

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La plus calme, c’est peut-être Maria. Il faut dire que c’est la troisième fois qu’elle se trouve dans cette situation, chaque fois dans un pays différent.

L’ambassadeur et sa femme, tout au long de la journée, ont écouté les récits, répondu aux questions. Je craignais que ma caméra ne paraisse indiscrète. L’indifférence des autres m’a fait comprendre qu’elle n’était que dérisoire.

Jeudi. Un autre groupe est arrivé. Si l’on en croit les rumeurs, la villégiature à l’ambassade risque d’être longue. D’où la secrétaire a pris en main l’organisation pratique et d’abord la cuisine. Il faut beaucoup de tact pour faire de la bonne cuisine à des gens dans le malheur. En fait, ce premier vrai repas a été une espèce de cérémonie.

Chez moi, les paysans disent que l’angoisse est un ours noir qu’il faut chasser à force de rires et de cris, sinon il revient poser sa patte sur vous et vous ne pouvez plus bouger. Tout le monde a fait de son mieux au cours du repas, mais je les guettais dans mon viseur et je les ai tous surpris, au moins une fois, qui laissaient l’ours approcher et s’immobilisaient sous sa patte.

Il y avait là des professeurs, des étudiants, des intellectuels, des artistes, des professionnels de la politique. Pas un ouvrier. Les usines avaient reçu la même consigne que les universités : tenir tant que c’était possible. Après, le repli. Seulement voilà, il est très rare qu’on construise des usines à côté des ambassades.

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Après le repas, Volodia, un des derniers arrivés, s’est endormi d’un seul coup, là où il était, par terre. Volodia est avocat.

Son fils, chimiste. Pour ne rien laisser tomber entre les mains des militaires, ils avaient passé toute la nuit à brûler des dossiers.

Vendredi. La collectivité s’invente une vie de naufragé.

Article premier : il n’y aura pas de haute ni de basse besogne. L’ambassadeur donne l’exemple en passant lui -même l’aspirateur. C’est un peu boy-scout, mais ça égaie.

Mike, le photographe, fait la même chose que moi, mais en professionnel. Son journal est interdit. Toutes les cartes de presse doivent être échangées au nouveau Ministère de l’Information. Donc, il est bloqué là comme les autres et il défoule en nous photographiant.

Comme il n’y a pas de labos photos dans l’ambassade, ses images de nous restent en sursis, comme nous.

Ils ont tous fini par se trouver une occupation : du jeu de cartes à la conversation. Comme dans toutes les prisons, on s’imagine parler d’ailleurs en parlant d’avant.

Faute de nouvelles de l’extérieur, Maria entreprend de lire dans le marc de café et tout le monde participe. Il est 10h du matin et pour la première fois peut-être, l’angoisse n’est pas là, parmi nous.

Elle se rattrapera vite. Un des enfants d’Isabelle qui regardait par la fenêtre, pousse un cri et j’ai juste le temps de voir un type traverser la rue en courant vers la porte de l’ambassade. Il n’y arrivera jamais. Les coups de feu ont terrifié les enfants et Isabelle les console en continuant le jeu, car depuis le début elle leurs raconte que c’est un jeu.

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Plus tard, nous saurons qui était l’homme abattu. Un camarade de Lucco a pris le risque de lui téléphoner pour demander si l’autre était bien arrivé. C’était un jeune militant de leur parti, malade, et qui avait reçu l’ordre de se mettre en sécurité.

Trop tard !

Avant de raccrocher, le copain a donné rapidement quelques nouvelles. Elles sont pires que tout ce que l’on imaginait.

Pour le reste, il nous a suffit de regarder à nouveau par la fenêtre. Le quadrillage se resserre et plus personne maintenant ne nous rejoindra.

Samedi. Toujours pas de journaux. À la télévision, des communiqués pompeux, mais laconiques. Des nouvelles filtrent par l’ambassade, par le téléphone qu’on sait surveillé, toutes contradictoires.

Par les fenêtres, nous voyons une ville morte, indéchiffrable.

Ce soir, dans la cuisine, Isabelle et Jeanne combattaient le cafard avec des enregistrements des chansons de leur pays. Jonas, le plus petit des enfants d’Isabelle, les accompagnait.

Sonia, qui porte encore les traces de son passage à la police, et quelques autres sont entrés pour les écouter. Jeanne compose et interprète des chansons très belles, souvent des chants de lutte. Il y a une semaine encore, elle chantait en public devant un millier de personnes qui suivaient son rythme. C’est seulement ce soir que j’ai pensé que ça aussi c’était fini, qu’elle ne chanterait plus jamais de cette façon là. Le passé, c’est comme l’étranger. Ce n’est pas une question de distance. C’est le passage d’une frontière.

Au dossier du déchiffrage de la ville, dans le grand immeuble de la sécurité militaire, que nous apercevons de la Torras, il y a deux étages toujours allumés.

Dimanche. Volodia et son fils jouent aux échecs. Jeanne chante en s’accompagnant à la guitare. Les autres lisent ou écoutent.

Cet après-midi, un coup de téléphone nous a confirmé la rumeur qui courrait. Des milliers de prisonniers politiques ont été enfermés dans un stade et tous les soirs, il y a des exécutions.

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Les filles ont été chercher Mélanie, la tortue des enfants. Cette tortue nous fascine, peut-être parce qu’elle est la seule chose vivante dans cette pièce qui échappe à notre écrasement. Elle est compacte et obstinée. Elle a ses idées de tortue et aucun flic au monde ne les lui ferait changer.

À 8 heures, la télévision s’est réveillée. Les communiqués anonymes ont laissé la place à des vraies images, à de vrais discours. Sans doute, le nouveau pouvoir se sent-il suffisamment sûr de ses forces maintenant pour apparaître en pleine lumière. Nous avons eu droit à tout : les explications, les congratulations, les adjurations, les menaces. Ces gens ne se renouvellent pas beaucoup. Il fallait extirper le cancer marxiste, le pays courrait à la ruine, des complots téléguidés de l’étranger, toute la lyre. Ce baratin est entrecoupé d’annonces, de mesures, en revanche, très précises : interdiction de tous les partis politiques sans exception, dissolution de tous les syndicats sans exception, appel à la délation avec prime à l’appui, énoncé des grands principes d’une nouvelle constitution dont l’inspiration est évidemment chauvine, raciste, corporatiste. Ce qui est intéressant, c’est que ce langage n’est pas celui de la bourgeoisie libérale, à peine celui de la droite classique. C’est plutôt celui des groupuscules fascistes les plus étroits, des journaux les moins lus, ceux dont nous nous moquions parce qu’ils retardaient d’un siècle sur l’Histoire. Les militaires, eux, les lisaient. La bourgeoisie a lâché ses chiens sur ses adversaires pour reprendre le pouvoir, mais à présent ce sont les chiens qui tiennent le pouvoir et ils ne le lâcheront pas.

Et, là-dessus, ce qui couvait depuis des jours a éclaté : le grand règlement de compte politique. Carole a attaqué la première. Ce qu’on venait d’entendre, c’était la réponse de cette fameuse classe moyenne qu’il fallait séduire à tout prix, rassurer à tout prix, quand rien ne pouvait les séduire ni les rassurer que l’ordre le plus réactionnaire. De l’autre bout de la pièce, Théo a lancé que lorsqu’on était à ce point partisan de la lutte armée, on avait bonne mine de se réfugier dans une ambassade. C’était un argument très injuste, mais il ne s’agissait déjà plus d’arguments. C’étaient de très vieilles plaies, jamais tout à fait guéries, qui se rouvraient en chaîne. Lucco défendait avec acharnement la politique de son parti. Il citait des exemples d’action hasardeuses de l’extrême gauche. Il leurs opposait la nécessité d’une analyse scientifique, basée sur les réalités. Ce pays était ce qu’il était. Tant pis s’il fallait en rabattre sur les grands thèmes lyriques. La seule politique viable était dans une lente et prudente consolidation des forces populaires appuyée sur une véritable majorité.

Seconde voix off

Cette politique avait été sabotée par des illuminés et des impatients. Et maintenant, on voyait le résultat. Tsycos écoutait en silence et puis, il a éclaté à son tour : « Vous êtes aussi cons que des morts qui continuent à se battre dans leur tombe ! La seule leçon à tirer, c’est que toutes les directions politiques, sans exception, ont fait faillite. Aucune, quelque soit son analyse, ne nous a préparé à ce que nous vivons en ce moment. Chaque fois que quelque chose a voulu vivre, vous l’avez écrasée ou confisquée. »

Carole et Lucco ont continué de s’agresser. D’autres sont entrés dans la discussion. On a vu défilé en bon ordre tous les arguments qui n’avaient jamais cessé de s’opposer rituellement pendant toute la durée du gouvernement populaire. Tsycos était redevenu silencieux. Une heure après, ils en étaient aux procès de Moscou et la trahison congénitale des Trotskistes.

Mais Tsycos se disait toujours, jusqu’au moment de son départ, qu’il n’a plus prononcé une seule parole.

Il y avait juste une semaine que le coup d’État avait éclaté. Notre fraternité n’avait pas duré davantage. Inutile de relire mes notes de cette période. Elles sont sinistres. Et guère d’images à montrer non plus. Chacun vivait replié sur soi et la caméra était devenue un témoin gênant.

Et puis les premiers sauf-conduits sont arrivés et quelque chose de l’ancienne amitié a quand même ressurgi. Ils sont partis par petits groupes et les adieux ont été des vrais adieux.

 

Apparition d’une musique d’ambiance jusqu’à la fin

De la fenêtre de l’ambassade, j’ai tourné mon dernier plan. La camionnette qui les amenait en exil et cette ville que nous avions connue libre.

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