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22 novembre 2014

Voyage en Orient - Gérard de Nerval (1851) - II. — Un village mixte

À l’occasion d’une diffusion prochaine de Et maintenant, on va où (2011) de Nadine Labaki (née en 1974), qui raconte l'histoire d'un village libanais mixte, voici un texte de Gérard de Nerval (1808-1855), écrivain français, qui rapporte la description d'un village mixte du même pays dans la première moitié du XIXème siècle.

Gérard de Nerval par Nadar

 

Cette description fait partie d'un ouvrage intitulé Voyage en Orient (1851).

 

R150139980  voyage-en-orient_couv

 

Ce texte fait référence a des rivalités entres Druzes (des musulmans) et les Maronites (des chrétiens) qui aboutiront au "massacre de Damas" en 1860 (dix ans après la publication du livre de Nerval).

*********

II. — Un village mixte.

En avançant quelques pas encore au-delà de la fontaine, et toujours sous l’ombrage des pins, nous nous trouvâmes à l’entrée du village de Bethmérie, situé sur un plateau, d’où la vue s’étend, d’un côté, vers le golfe, et, de l’autre, sur une vallée profonde, au-delà de laquelle de nouvelles crêtes de monts s’estompent dans un brouillard bleuâtre. Le contraste de cette fraîcheur et de cette ombre silencieuse avec l’ardeur des plaines et des grèves qu’on a quittées il y a peu d’heures, est une sensation qu’on n’apprécie bien que sous de tels climats. Une vingtaine de maisons étaient répandues sous les arbres et présentaient à peu près le tableau d’un de nos villages du Midi. Nous nous rendîmes à la demeure du cheik, qui était absent, mais dont la femme nous fit servir du lait caillé et des fruits.

Nous avions laissé sur notre gauche une grande maison, dont le toit écroulé et dont les solives charbonnées indiquaient un incendie récent. Le prince m’apprit que c’étaient les Druses qui avaient mis le feu à ce bâtiment, pendant que plusieurs familles maronites s’y trouvaient rassemblées pour une noce. Heureusement les conviés avaient pu fuir à temps ; mais le plus singulier, c’est que les coupables étaient des habitants de la même localité. Bethmérie, comme village mixte, contient environ cent cinquante chrétiens et une soixantaine de Druses. Les maisons de ces derniers sont séparées des autres par deux cents pas à peine. Par suite de cette hostilité, une lutte sanglante avait eu lieu, et le pacha s’était hâté d’intervenir en établissant entre les deux parties du village un petit camp d’Albanais, qui vivait aux dépens des populations rivales.

religions liban 2002Répartition des confessions religieuses au Liban en 2002
d'après George MUTIN, "Du Maghreb au Moyen-Orient, un arc de crise",
La Documentation photographique, n°8027,
La Documentation française, Paris.
Par ailleurs cette carte vient d'un site
dédié à Youakim Moubarac (1924, à Kfarsghab -1995, à Montpellier).

Nous venions de finir notre repas, lorsque le cheik rentra dans sa maison. Après les premières civilités, il entama une longue conversation avec le prince, et se plaignit vivement de la présence des Albanais et du désarmement général qui avait eu lieu dans son district. Il lui semblait que cette mesure n’aurait dû s’exercer qu’à l’égard des Druses, seuls coupables d’attaque nocturne et d’incendie. De temps en temps, les deux chefs baissaient la voix, et, bien que je ne pusse saisir complètement le sens de leur discussion, je pensai qu’il était convenable de m’éloigner un peu, sous prétexte de promenade.

Mon guide m’apprit en marchant que les chrétiens maronites de la province d’El Garb, où nous étions, avaient tenté précédemment d’expulser les Druses disséminés dans plusieurs villages, et que ces derniers avaient appelé à leur secours leurs coreligionnaires de l’Anti-Liban. De là une de ces luttes qui se renouvellent si souvent. La grande force des Maronites est dans la province du Kesrouan, située derrière Djebaïl et Tripoli, comme aussi la plus forte population des Druses habite les provinces situées de Beyrouth jusqu’à Saint-Jean-d’Acre. Le cheik de Bethmérie se plaignait sans doute au prince de ce que, dans la circonstance récente dont j’ai parlé, les gens du Kesrouan n’avaient pas bougé ; mais ils n’en avaient pas eu le temps, les Turcs ayant mis le holà avec un empressement peu ordinaire de leur part. C’est que la querelle était survenue au moment de payer le miri[1]. Payez d’abord, disaient les Turcs, ensuite vous vous battrez tant qu’il vous plaira. Le moyen, en effet, de toucher des impôts chez des gens qui se ruinent et s’égorgent au moment même de la récolte ?

Untitled-1Saint-Jean d'Acre se situe aujourd'hui en Israël. La ville se nomme désormais Acre

Au bout de la ligne des maisons chrétiennes, je m’arrêtai sous un bouquet d’arbres, d’où l’on voyait la mer, qui brisait au loin ses flots argentés sur le sable. L’œil domine de là les croupes étagées des monts que nous avions franchis, le cours des petites rivières qui sillonnent les vallées, et le ruban jaunâtre que trace le long de la mer cette belle route d’Antonin, où l’on voit sur les rochers des inscriptions romaines et des bas-reliefs persans. Je m’étais assis à l’ombre, lorsqu’on vint m’inviter à prendre du café chez un moudhir, ou commandant turc, qui, je suppose, exerçait une autorité momentanée par suite de l’occupation du village par les Albanais.

Je fus conduit dans une maison nouvellement décorée, en l’honneur sans doute de ce fonctionnaire, avec une belle natte des Indes couvrant le sol, un divan de tapisserie et des rideaux de soie. J’eus l’irrévérence d’entrer sans ôter ma chaussure, malgré les observations des valets turcs, que je ne comprenais pas. Le moudhir leur fit signe de se taire, et m’indiqua une place sur le divan sans se lever lui-même. Il fit apporter du café et des pipes, et m’adressa quelques mots de politesse en s’interrompant de temps en temps pour appliquer son cachet sur des carrés de papier que lui passait son secrétaire, assis, près de lui, sur un tabouret.

Ce moudhir était jeune et d’une mine assez fière. Il commença par me questionner, en mauvais italien, avec toutes les banalités d’usage, sur la vapeur, sur Napoléon et sur la découverte prochaine d’un moyen pour traverser les airs. Après l’avoir satisfait là-dessus, je crus pouvoir lui demander quelques détails sur les populations qui nous entouraient. Il paraissait très-réservé à cet égard ; toutefois il m’apprit que la querelle était venue, là comme sur plusieurs autres points, de ce que les Druses ne voulaient point verser le tribut dans les mains des cheiks maronites, responsables envers le pacha. La même position existe d’une manière inverse dans les villages mixtes du pays des Druses. Je demandai au moudhir s’il y avait quelque difficulté à visiter l’autre partie du village. « Allez où vous voudrez, dit-il ; tous ces gens-là sont fort paisibles depuis que nous sommes chez eux. Autrement, il aurait fallu vous battre pour les uns ou pour les autres, pour la croix blanche ou pour la main blanche. » Ce sont les signes qui distinguent les drapeaux des Maronites et ceux des Druses, dont le fond est également rouge d’ailleurs.

Je pris congé de ce Turc, et, comme je savais que mes compagnons resteraient encore à Bethmérie pendant la plus grande chaleur du jour, je me dirigeai vers le quartier des Druses, accompagné du seul Moussa. Le soleil était dans toute sa force, et, après avoir marché dix minutes, nous rencontrâmes les deux premières maisons. Il y avait devant celle de droite un jardin en terrasse où jouaient quelques enfants. Ils accoururent pour nous voir passer et poussèrent de grands cris qui firent sortir deux femmes de la maison. L’une d’elles portait le tantour, ce qui indiquait sa condition d’épouse ou de veuve ; l’autre paraissait plus jeune, et avait la tête couverte d’un simple voile, qu’elle ramenait sur une partie de son visage. Toutefois on pouvait distinguer leur physionomie, qui dans leurs mouvements apparaissait et se couvrait tour à tour comme la lune dans les nuages.

L’examen rapide que je pouvais en faire se complétait par les figures des enfants, toutes découvertes, et dont les traits, parfaitement formés, se rapprochaient de ceux des deux femmes. La plus jeune, me voyant arrêté, rentra dans la maison et revint avec une gargoulette de terre poreuse dont elle fit pencher le bec de mon coté à travers les grosses feuilles de cactier qui bordaient la terrasse. Je m’approchai pour boire, bien que je n’eusse pas soif, puisque je venais de prendre des rafraîchissements chez le moudhir. L’autre femme, voyant que je n’avais bu qu’une gorgée, me dit : « Tourid leben ? Est-ce du lait que tu veux ? » Je faisais un signe de refus, mais elle était déjà rentrée. En entendant ce mot leben, je me rappelais qu’il veut dire en allemand la vie. Le Liban tire aussi son nom de ce mot leben, et le doit à la blancheur des neiges qui couvrent ses montagnes, et que les Arabes, au travers des sables enflammés du désert, rêvent de loin comme le lait, — comme la vie! La bonne femme était accourue de nouveau avec une tasse de lait écumant. Je ne pus refuser d’en boire et j’allais tirer quelques pièces de ma ceinture, lorsque sur le mouvement seul de ma main, ces deux personnes firent des signes de refus très énergiques. Je savais déjà que l’hospitalité a dans le Liban des habitudes plus qu’écossaises : je n’insistai pas.

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Le cactier est ce qu'on appelle aujourd'hui un cactus
(photo trouvée ici)

Autant que j’en ai pu juger par l’aspect comparé de ces femmes et de ces enfants, les traits de la population druse ont quelque rapport avec ceux de la race persane. Ce hâle, qui répandait sa teinte ambrée sur les visages des petites filles, n’altérait pas la blancheur mate des deux femmes à demi voilées, de telle sorte qu’on pourrait croire que l’habitude de se couvrir le visage est, avant tout, chez les levantines, une question de coquetterie. L’air vivifiant de la montagne et l’habitude du travail colorent fortement les lèvres et les joues. Le fard des Turques leur est donc inutile ; cependant, comme chez ces dernières la teinture ombre leurs paupières et prolonge l’arc de leurs sourcils.

J’allai plus loin : c’étaient toujours des maisons d’un étage au plus bâties en pisé, les plus grandes en pierre rougeâtre, avec des toits plats soutenus par des arceaux intérieurs, des escaliers en dehors montant jusqu’au toit, et dont tout le mobilier, comme on pouvait le voir par les fenêtres grillées ou les portes entrouvertes, consistait en lambris de cèdre sculptés, en nattes et en divans, les enfants et les femmes animant tout cela sans trop s’étonner du passage d’un étranger, ou m’adressant avec bienveillance le sal-kher (bonjour) accoutumé.

Arrivé au bout du village où finit le plateau de Bethmérie, j’aperçus de l’autre côté de la vallée un couvent où Moussa voulait me conduire, mais la fatigue commençait à me gagner et le soleil était devenu insupportable : je m’assis à l’ombre d’un mur auquel je m’appuyai avec une sorte de somnolence due au peu de tranquillité de ma nuit. Un vieillard sortit de la maison, et m’engagea à venir me reposer chez lui. Je le remerciai, craignant qu’il ne fût déjà tard et que mes compagnons ne s’inquiétassent de mon absence. Voyant aussi que je refusais tout rafraîchissement, il me dit que je ne devais pas le quitter sans accepter quelque chose. Alors il alla chercher de petits abricots (mechmech[2]), et me les donna, puis il voulut encore m’accompagner jusqu’au bout de la rue. Il parut contrarié en apprenant par Moussa que j’avais déjeuné chez le cheik chrétien. « C’est moi qui suis le cheik véritable, dit-il, et j’ai le droit de donner l’hospitalité aux étrangers. » Moussa me dit alors que ce vieillard avait été en effet le cheik ou seigneur du village du temps de l’émir Béchir[3] ; mais comme il avait pris parti pour les Égyptiens, l’autorité turque ne voulait plus le reconnaître, et l’élection s’était portée sur un Maronite.

Bachir Chehab II
Image trouvée ici



[1] Impôt à l’État de l’Empire Ottoman. [source]

[2] C’est aussi le nom du village où a été tourné وهلّأ لوين؟ « Et maintenant on va où », de Nadine Labaki.

[3] Bachir Chehab II (1767-1850), émir du Mont-Liban (1788-1840) jusqu’à la fin du conflit Turco-égyptien.

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