Un homme qui dort - Georges Perec (1967)
Dans une année de cours, il y a toujours un moment où je parle de l’OuLiPo en général et de Georges Perec (1936-1982) en particulier.
(Georges Perec - photo piquée ici)
Un homme qui dort est un roman écrit à la deuxième personne du singulier. Ce dispositif n’a rien d’artificiel. On comprend à la lecture du roman qu’il n’aurait pu être écrit à la première ou à la troisième personne. Ou alors il aurait été très différent et le propos en aurait été modifié.
Un homme qui dort raconte le quotidien d’un étudiant qui "essaie" de vivre sans volonté, ni motivation. Cet extrait, issu des premières pages de ce court roman, raconte comment il ne va pas se présenter à un examen de sociologie.
Plus tard, le jour de ton examen arrive et tu ne te lèves pas. Ce n’est pas un geste prémédité, ce n’est pas un geste, d’ailleurs, mais une absence de geste, un geste que tu ne fais pas, des gestes que tu évites de faire. Tu t’es couché tôt, ton sommeil a été paisible, tu avais remonté ton réveil, tu l’as entendu sonner, tu as attendu qu’il sonne, pendant plusieurs minute au moins, déjà réveillé par la chaleur, ou par la lumière, ou par le bruit des laitiers, des boueurs, ou par l’attente.
Ton réveil sonne, tu ne bouges absolument pas, tu restes dans ton lit, tu refermes les yeux. D’autres réveils se mettent à sonner dans les chambres voisines. Tu entends des bruits d’eau, des portes qui se ferment, des pas qui se précipitent dans les escaliers. La rue Saint-Honoré commence à s’emplir de bruits de voitures, crissement des pneus, passage des vitesses, brefs appels d’avertisseurs. Des volets claquent, les marchands relèvent leurs rideaux de fer.
Tu ne bouges pas. Tu ne bougeras pas. Un autre, un sosie, un double fantomatique et méticuleux fait, peut-être, à ta place , un à un, les gestes que tu ne fais plus : il se lève, se lave, se rase, se vêt, s’en va. Tu le laisses bondir dans les escaliers, courir dans la rue, attraper l’autobus au vol, arriver à l’heure dite, essoufflé, triomphant, aux portes de la salle. Certificat d’Études Supérieures de Sociologie Générale. Première épreuve écrite.
Tu te lèves trop tard. Là-bas, des têtes studieuses ou ennuyées se penchent pensivement sur les pupitres. Les regards peut-être inquiets de tes amis convergent vers ta place restée libre. Tu ne diras pas sur quatre, huit ou douze feuillets ce que tu sais, ce que tu penses, ce que tu sais qu’il faut penser sur l’aliénation, sur les ouvriers, sur la modernité et sur les loisirs, sur les cols blancs ou sur l’automation, sur la connaissance d’autrui, sur Marx rival de Tocqueville, sur Weber ennemi de Lukács. De toute façon, tu n’aurais rien dit car tu ne sais pas grand-chose et tu ne penses rien. Ta place reste vide. Tu ne finiras pas ta licence, tu ne commenceras jamais de diplôme. Tu ne feras plus d’études.
Tu prépares, comme chaque jour, un bol de Nescafé ; tu y ajoutes, comme chaque jour, quelques gouttes de lait concentré sucré. Tu ne te laves pas, tu t’habilles à peine. Dans une bassine de matière plastique rose, tu mets à tremper trois paires de chaussettes.
Georges Perec, Un homme qui dort, Denoël, 1967
(existe en folio chez Gallimard, comme l'indiquent les illustrations)