« Penser la guerre » (2) - Pièges et ressources de la mémoire dans les Balkans - Valérie Rosoux (2002)
L'Institut Français de Serbie communique ceci :
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Dans le cadre du cycle « Penser la guerre »
Jeudi 24 avril – 19h
Dom omladine Beograda, salle Amerikana, Makedonska 22
La question s’avère cruciale aux quatre coins du monde où en dépit des discours appelant à la réconciliation, les témoignages concordent pour dépeindre une atmosphère de méfiance et de discrimination entre les diverses parties au récent conflit. Pourtant, dans nombre de cas, les familles endeuillées de chaque camp devront un jour ou l’autre à nouveau vivre à proximité l’une de l’autre, voire ensemble. L’impératif de coexistence force à s’interroger : que et comment transmettre après le traumatisme ? Avec quelles conséquences sur les individus ?
Le cœur de cette réflexion concerne l’interaction entre mémoire vive et mémoire officielle. Comment articuler d’une part l’ensemble des souvenirs partagés par les individus et d’autre part les mises en récit du passé ?
Ce débat d’idées s’inscrit dans le cadre du cycle « Penser la guerre » que l’Institut français a lancé en cette année où l’on commémore le centenaire de la Première guerre mondiale.
(photo empruntée au site du FNRS)
Valérie Rosoux est
- chercheur qualifié du FNRS et
- professeur invité à l’Université catholique de Louvain (UCL) où elle enseigne la négociation internationale.
Elle est licenciée en philosophie et docteur en Sciences politiques.
Elle a enseigné
Elle a effectué des séjours post-doctoraux
- à l’Université Laval, Canada,
- à l’Institut d’Etudes Politiques de Paris
- ainsi qu’à la Johns Hopkins University, School of Advanced International Studies, Washington.
En 2010, elle obtient un mandat de senior fellow dans le cadre du United States Institute of Peace (USIP), Washington.
Elle est l’auteur de nombreuses publications et d’un ouvrage : Les usages de la mémoire dans les relations internationales (Bruylant, 2001)
[Il faut noter le sous-titre : "Le recours au passé dans la politique étrangère de la France à l'égard de l'Allemagne et de l'Algérie, de 1962 à nos jours".]
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Valérie Soroux a également écrit un texte sur les situations des Balkans. Nous en reproduisons une partie d'un article disponible sur le site de la CECRI (Centre d'Etudes des CRises et des conflits Internationaux). C'est un département du secteur des Sciences Humaines de l'Université Catholique de Louvain.
Grosso modo, le
(Centre d'Etudes des CRises et des conflits Internationaux)
fait partie du secteur des sciences humaines de l'
(On insiste sur cette université car elle propose des pistes utiles en matière de FLE - Français Langues Etrangères - dont ce stage.)
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De cet article nous avons choisi l'introduction, la conclusion et le plan.
Il est de toute façon disponible dans son intégralité sur le site du CECRI.
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Pièges et ressources de la mémoire dans les Balkans
par
Valérie Rosoux
« L’histoire est le produit le plus dangereux que la chimie de l’intellect ait élaboré (...) Il fait rêver, il enivre les peuples, leur engendre de faux souvenirs, exagère leurs réflexes, entretient leurs vieilles plaies, les tourmente dans leur repos, les conduit au délire des grandeurs ou à celui de la persécution, et rend les nations amères, superbes, insupportables et vaines. »
Paul VALERY, Regards sur le monde actuel et autres essais, Paris, Gallimard, 1945, p. 43.
L’objectif de cette réflexion est de s’interroger sur le poids et sur l’usage politique du passé dans les guerres qui ont déchiré l’ex-Yougoslavie. L’utilisation de l’histoire à des fins politiques n’est certes pas apparue lors de l’embrasement des Balkans. Le recours au passé constituait déjà un principe d’argumentation dans la littérature grecque. Démosthène, Isocrate ou Eschine en appelaient fréquemment aux souvenirs de la cité pour dénoncer les dangers qui pesaient sur la démocratie. De tout temps, les hommes ont eu recours au passé pour porter des jugements, justifier leurs actions, accabler ou louer. Cela s’explique aisément par le fait que la matière fournie par l’histoire « se prête à des interprétations aussi diverses et opposées que des réponses d’oracles »[1].
Le cas yougoslave n’est donc pas singulier à cet égard. Il est néanmoins particulier en raison de l’ampleur et de la permanence des évocations historiques mentionnées par les acteurs en présence. Il est en effet frappant de constater l’insistance avec laquelle chacun des protagonistes se réfère au passé, que celui-ci soit proche ou lointain, historique ou mythique. Sans doute convient-il de ne pas surestimer le rôle de la mémoire officielle dans les conflits yougoslaves, mais il importe de ne pas passer sous silence les impacts qu’elle peut avoir en amont et en aval de ces conflits.
Entreprendre une telle démarche signifie que l’on s’inscrit dans une perspective épistémologique particulière. Cela suppose que l’on prenne en considération la manière dont les acteurs politiques mettent en scène le passé. Or ces mises en scène ne sont jamais des descriptions rationnelles, complètes et scientifiques, mais des représentations particulières. L’analyse ne peut dès lors restreindre son exploration au seul domaine de la pensée organisée, rationnellement construite et logiquement conduite. Elle doit compléter le modèle de la décision rationnelle par la prise en compte des perceptions et des interprétations des acteurs. Il importe, en d’autres mots, de garder à l’esprit que ce ne sont pas seulement les événements eux-mêmes, mais aussi la représentation de ceux-ci qui influencent la prise de décision[2].
L’analyse des évocations du passé qui émaillent les discours politiques dans le cadre de l’ex-Yougoslavie peut se structurer autour de deux axes principaux. Le premier concerne le rôle de la mémoire officielle tout au long des conflits. Dès la fin des années 1980, les souvenirs du passé ne cessent d’attiser les animosités du moment. A l’intérieur de la République fédérale yougoslave, le rappel lancinant des persécutions antérieures ravive la charge affective liée aux souvenirs de la population. A l’extérieur, les puissances occidentales se réfèrent elles aussi au passé pour justifier leurs décisions. Il semble donc utile de décrire les mécanismes et les finalités de ces différents usages du passé.
Le second axe de l’article se penche sur le rôle de la mémoire officielle dans le cadre de la résolution des conflits qui ont ravagé l’ex-Yougoslavie. De fait, comment imaginer que d’anciens adversaires puissent un jour devenir des partenaires ? Quel regard poser sur le passé conflictuel afin de favoriser la normalisation de ses relations avec l’autre ? La représentation officielle du passé met-elle l’accent sur l’altérité ou cherche-t-elle à apaiser les blessures liées au passé ? Face à de tels questionnements, il ne s’agit pas de juger du caractère plus ou moins « légitime » de la finalité poursuivie par les références au passé. Il s’agit plutôt d’examiner si elles s’inscrivent dans une dynamique d’escalade de la violence ou, au contraire, dans la recherche d’une coexistence pacifique.
1. Rôle de la mémoire dans la dynamique conflictuelle
1.1. Le passé comme précédent
1.2. Le passé comme fondement identitaire
1.2.1. Mémoire victimaire
1.2.2. Culpabilité collective
2. Rôle de la mémoire dans la résolution des conflits
2.1. Rejet de toute histoire commune
2.2. Reconnaissance d’un passé ambivalent
Conclusion
Au terme de cette réflexion, il semble difficile de nier que si le souvenir et l’oubli peuvent nourrir une dynamique conflictuelle, ils peuvent tout autant être mis au service d’une politique de rapprochement. Le passé - à tant d’égards tragique - des peuples yougoslaves ne changera certes pas. Mais le regard posé sur ce passé est susceptible d’évoluer. C’est dans cette perspective qu’on peut affirmer que la résolution durable des conflits implique la transformation progressive des représentations du passé conflictuel. Elle suppose l’acceptation et la reconnaissance des différentes lectures du passé par l’ensemble des protagonistes. Cette condition n’est bien entendu pas suffisante pour parvenir à un rapprochement effectif. Elle n’en est pas moins nécessaire. La reconstruction de liens violemment rompus par la guerre implique la mise en œuvre de plusieurs processus. Le premier d’entre eux concerne sans nul doute la question de la justice. La poursuite et le jugement des personnes accusées de crimes de guerre paraissent primordiaux non seulement pour les victimes, mais aussi pour l’ensemble d’une population dont une partie au moins ne réalise pas l’ampleur des massacres perpétrés. Outre le processus proprement judiciaire, la question des réfugiés devra également être abordée par le biais de négociations entre anciens belligérants. Mais ces mesures judiciaires et politiques ne seront sans doute pas susceptibles de contribuer à la normalisation des relations entre les entités de l’ex-Yougoslavie tant que se développeront des mémoires nationales agressives, crispées et exclusives les unes des autres.
Tout rapprochement requiert une forme de travail commun sur le passé, qu’il s’agisse de la rédaction progressivement commune de livres scolaires ou de l’assomption officielle d’une responsabilité historique. La priorité est certes de rechercher la vérité historique. Mais cet objectif n’exclut pas pour autant la nécessité de s’ouvrir à la représentation de l’autre. Cet effort ne signifie en aucun cas l’uniformisation parfaite des représentations du passé. La reconnaissance d’un passé commun n’empêche en rien la pluralité des points de vue. Elle sous-entend, au contraire, la cohabitation et l’acceptation d’expériences et de vécus différents.
Le supérieur du monastère serbe orthodoxe de Visoki Decani, le père Sava Janjic, le montre lorsqu’il dénonce les risques liés à toute interprétation exclusive du passé : « Le Kosovo est une terre sacrée pour les Serbes, car c’est ici que s’est produit tout ce qui a été décisif dans notre histoire, mais nous devons aussi accepter l’idée que c’est une terre sacrée pour les Albanais, car c’est au Kosovo qu’est née la conscience nationale albanaise, avec la Ligue de Prizen en 1878. Il y a injustice flagrante dès lors qu’une des nations prétend que le Kosovo lui appartient exclusivement »[3]. Le travail de mémoire reste toujours, en ce sens, le travail des mémoires. N’est-ce pas ce que suggère l’ancien maire de Belgrade, Bogdan Bogdanovic, quand il réclame, non sans ironie, une nouvelle Constitution yougoslave qui stipule que toutes les mémoires du pays « sont égales en droit »[4] ?
Valérie Rosoux
Chargée de recherches du FNRS
Université catholique de Louvain
[1] Michel NOUHAUD, L’utilisation de l’histoire par les orateurs attiques, Paris, Les Belles Lettres, 1982, p. 90.
[2] Voir Samy COHEN, « Décision, pouvoir et rationalité dans l’analyse de la politique étrangère », in Marie-Claude SMOUTS (dir.), Les nouvelles relations internationales. Pratiques et théories, Paris, Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, 1998, pp. 88-91.
[3] Sava JANJIC, « Une terre sacrée pour eux comme pour nous », in Jean-Arnault DERENS, Balkans : la crise, Paris, Gallimard, 2000 p. 269.
[4] Bogdan BOGDANOVIC, « Les brouillages politiques de la mémoire », in Esprit, n° 252, mai 1999, p. 37.