30/45 - L’Étrangère - Léo Ferré (1961), Sanseverino (2004), fleurs et écluses, Auguste Renoir,
L’Heureux mix (2003) de la Tordue est un mélange des paroles de plusieurs chansons ayant marqué les auteurs sur une musique originale Comme ils ne sont pas les seuls à les connaître découvrons-les ensemble
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Léo Ferré chante Louis Aragon est l’un des premiers grands succès du chanteur près de quinze ans après le début de sa carrière.
Ce texte est tiré d’un volume d’Aragon intitulé Le Roman Inachevé. Ce roman écrit en vers, comme l’étaient les premiers romans, est d’inspiration autobiographique. Il est paru en 1956.
L’Étrangère provient de la fin de la deuxième partie dans un texte intitulé « Après l’amour » et « Je me souviens d’une ville ».
Ajoutée le 30 janiver 2011 par Franz Alias
(Louis Aragon - Léo Ferré)
Il existe près des écluses
Un bas quartier de bohémiens
Dont la belle jeunesse s'use
À démêler le tien du mien
En bande on s'y rend en voiture
Ordinairement au mois d'août
Ils disent la bonne aventure
Pour des piments et du vin doux
On passe la nuit claire à boire
On danse en frappant dans ses mains
On n'a pas le temps de le croire
Il fait grand jour et c'est demain
On revient d'une seule traite
Gais sans un sou vaguement gris
Avec des fleurs plein les charrettes
Son destin dans la paume écrit
J'ai pris la main d'une éphémère
Qui m'a suivi dans ma maison
Elle avait des yeux d'outremer
Elle en montrait la déraison
Elle avait la marche légère
Et de longues jambes de faon
J'aimais déjà les étrangères
Quand j'étais un petit enfant !
Celle-ci parla vite vite
De l'odeur des magnolias
Sa robe tomba tout de suite
Quand ma hâte la délia
En ce temps-là j'étais crédule
Un mot m'était promission
Et je prenais les campanules
Pour des fleurs de la passion
À chaque fois tout recommence
Toute musique me saisit
Et la plus banale romance
M'est éternelle poésie
Nous avions joué de notre âme
Un long jour une courte nuit
Puis au matin : "Bonsoir madame"
L'amour s'achève avec la pluie
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La chanson a souvent été reprise, notamment par
- Yves Montand, ici en 1981
- Bernard Lavilliers, assez régulièrement
- Pierre Vassiliu, en 2003
Mais la version que je préfère est celle de Sanseverino (né en 1961)
Publié le 23 mars 2012 par roidesrats
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On consultera dans un hors-série de l'Humanité conacré à Louis Aragon paru en novembre 2012 une interview avec Sanseverino dont voici un extrait.
Vous êtes familier de l’œuvre d’Aragon ?
Familier, c’est un bien grand mot. Mon ambassadeur d’Aragon, c’est mon Nanard, Bernard Lavilliers. C’est lui qui m’a poussé à chanter l’Étrangère. Selon lui, il y a un rythme tsigane dans cette chanson qui me va bien. C’était pour mon deuxième album. J’ai travaillé avec un groupe de copains serbes et j’ai trafiqué un peu la musique, avec l’accord de l’éditeur : Ferré avait écrit une musique assez parisienne, j’ai rajouté deux, trois accords dans l’arrangement.
Mais plus que le rythme tsigane, le texte me parlait : à cette époque, j’aimais bien les filles qui avaient des accents, les filles à peau foncée, ça faisait partie de mon univers fantasmatique. J’ai toujours eu des copines ultra-françaises, blondes et blanches, limites pâles. L’accent, voire même un cheveu sur la langue, ça m’a toujours attiré. C’était super-important pour mon rapport à l’érotisme, à la séduction. Or, pour chanter le texte d’un autre, il faut que ça corresponde à un état d’esprit, pas seulement que ce soit une réflexion genre « cette chanson est bien, je vais faire un succès avec ». Partir avec des Gitans et rentrer avec une fille, comme dans l’Étrangère, c’est le rêve de ceux qui aiment la musique tsigane.
J’ai cinquante ans, j’ai fait cette reprise d’Aragon voici treize ans. Mais ma première rencontre avec Aragon, c’est en écoutant Est-ce ainsi que les hommes vivent, par Lavilliers, sur un des premiers albums que j’ai achetés. J’avais vingt ans. Puis je suis tombé sur une compilation, dans un gros coffret de Léo Ferré. Là, j’ai commencé à lire sérieusement les textes. Je crois, sans voulour froisser sa mémoire, que mes chansons préférées de Ferré sont celles où il chante Aragon.
[...]
Est-ce qu’il y a une modernité chez Aragon ?
Dans les poèmes que je connais, on ne peut pas parler de modernité, mais d’universalité, ce qui est encore mieux, voire entre mieux et plus beau. Moderne, je n’aime pas ce mot. Cette chanson-là, on pourra encore la fredonner quand les voitures auront été remplacées par des soucoupes volantes ! L’Étrangère, ça se passe en milieu rural. Ce sont des jeunes gens qui vont, en charrette, dans une communauté où une fête est possible. C’est l’inverse absolu des artistes qui parlent de portable, Internet ou Google, voire de Facebook dans leurs chansons, et dont les chansons seront périmées, voire mortes, dans cinq ans.
Un poète, il doit forcément apporter un petit plus. On n’est pas là pour détendre les gens, pour qu’ils passent une bonne soirée. On est là pour les surprendre, leur apprendre des trucs, les déranger. En concert, il y a des chansons que je ne veux plus faire, et je dis au public : « Vous êtes des spectateurs, pas des clients. » Quand on lit Aragon, on n’est pas un client. Parce que parfois, il faut ouvrir un autre bouquin pour comprendre ; ce qu’est Hohenzollern, par exemple. Je ne sais toujours pas, d’ailleurs. Mais Hohenzollern, ça sonne, c’est terrible !
Autre remarque : Ferré et Lavilliers ont des voix chaudes. Quand ils chantent ces textes-là, avec leur âpreté, c’est l’interprétation parfaite. Même Léo Ferré, ça devient bien !
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La chanson parle un peu de botanique.
Il est effectivement possible de prendre des campanules pour des passiflores (fleurs de la passion).
On trouve des magnolias aux teintes similaires.
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De quelles écluses s’agit-il ? Je l’ignore.
On trouve cinq écluses sur la Seine aux alentours de Paris.
En amont de Paris,
dans le Val de Marne (94) , les écluses de
- Port-à-l'anglais
- Ablon-Vigneux
En aval de Paris,
dans les Hauts-de-Seine (92), l'écluse de
- Suresnes
dans les Yvelines (78), les écluses de
- Chatou
- Bougival
Une liste plus complète est disponible ici et un plan là. Elle ne concerne que la Seine.
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Ces lieux ont toujours été prisés des parisiens qui voulaient se reposer de la ville. Aragon, du temps où il faisait partie des surréalistes, y a certainement fait quelques escapades.
Les canaux, les écluses ont souvent inspiré les artistes qu’ils aient été peintres, photographes, chansonniers ou romanciers.
Dans ce cas précis, mes modestes recherches m’ont souvent mené vers les tableaux d’Auguste Renoir (1841-1919) inspiré par les Yvelines.
Le déjeuner des canotiers (1876) à Chatou
Danse à Bougival (1882-1883)
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Auguste Renoir a aussi peint une Bohémienne.
Le modèle, Lise Tréhot, n'était pas une bohémienne.
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Des tziganes à Paris, il existe de nombreux témoignages. Celui-ci est contemporain (1965) de la chanson (1961).
On y rencontre le clan Dimitriévitch, en la personne, notamment, de la chanteuse Valia Dimitriévitch (1905-1983).
On y mentionne le nom, alors très important, de Joseph Kessel (1898-1979), présenté comme écrivain, journaliste et aventurier.
Transcription
[Valia Dimitriévitch chante]
La musique tzigane, qu’est-ce que c’est exactement ?
Ça vient de mes ancêtres, de nos ancêtres, très très loin. Y a pas de musique. C’est pas d’oreille, ça se donne d’un enfant à l’autre. Mais j’ai le plaisir de vous présenter aujourd’hui ma tante Valia Dimitriévitch qui a voyagé dans le monde entier, qui chante depuis l’âge de cinq ans.
Il n’y a plus beaucoup de tziganes maintenant à travers le monde.
Si, il y en a beaucoup, de Tziganes, mais des artistes, très peu. Et pour moi, c’est la reine de la chanson tzigane.
Je crois que c’est la filleule de Joseph Kessel, non ?
Oui, exactement. Mais entre Jef et ma famille, ça fait la sixième génération qu’on se connaît.
Et vous êtes heureuse de vivre en France ?
Très, parce que ça fait au moins 35 ans, j’ai pris l’habitude, le goût, des manières françaises, je pourrais vraiment pas être ailleurs. Et pourtant on aime voyager.
[une jeune femme danse]
[une petite fille danse]
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Je m’arrête ici : ce sujet intarrissable peut nous mener très loin.