Le Musée du débarquement (extrait) - Jean-Jacques Vanier (2006)
Aujourd’hui 6 juin 2014, beaucoup d’événement auront lieu à l’occasion du 70ème anniversaire du Jour J, celui du Débarquement.
Il y a eu la non-rencontre de monsieur Obama (avec qui monsieur Hollande aura dîné à 19h) et monsieur Poutine (avec qui monsieur Hollande aura dîné à 22h) hier soir.
Jean-Jacques Vanier est l’auteur avec François Rollin (né en 1953) à la mise en scène d’un spectacle intitulé l’Envol du Pingouin (2006).
Ce spectacle est composé de plusieurs sketches enchâssés les uns dans les autres.
Le passage que nous avons choisi raconte un voyage scolaire qu’il a vécu quand il était en troisième. Au milieu des sorties scolaires possibles en Normandie, sa prof d’histoire-géo avait décidé de leur faire visiter le musée du Débarquement à Arromanches (14), non loin de Caen.
Parmi les différentes activités proposées dans ce musée, celle qu’il a préférée fut la projection d’un film. qui permet de bien comprendre la stratégie des alliés.
Ce film ne raconte pas un conflit entre le général Charles de Gaulle (1890-1970) et le général Dwight Eisenhower (1890-1969). Ces deux militaires de carrière devenus chefs d'Etat, semblaient par ailleurs plutôt bien s'entendre.
Image trouvée ici
Ce film ne raconte pas les prémices du Débarquement ni le rôle joué par de Gaulle dans l’événement.
Ce film ne raconte pas comment la chanson d’Automne, un poème de Verlaine (1844-1896), a été choisie pour donner le signal du Débarquement aux résistants français (voir ici).
Mais Jean-Jacques Vanier, lui, imagine tout ça à partir d'images d'Eisenhower scrutant face à la mer.
Il n'y a pas de vidéo cette fois-ci. C'est dommage. Jean-Jacques Vanier est un fameux conteur.
Transcription
Heureusement, à la fin de la visite, y a la projection d’un film, avec des images tournées pendant le Débarquement, très bien ficelé, et ça permet de bien comprendre la stratégie des alliés. C’est le meilleur moment de la visite. Alors au début, il y a une image très forte. La météo marine est mauvaise. On voit Eisenhower debout face à la mer.
Il scrute.
Et on comprend toute la stratégie des alliés.
Il fait pas beau, il y a des grosses vagues, il est obligé de regarder le débarquement.
Eisenhower scrute l’horizon.
Mais il ne scrute pas comme nous quand on cherche des pièces de monnaie dans le caniveau.
Non. Là, il scrute et personne ne peut le déranger.
Il y a son aide de camp qui s’approche de lui. Il lui fait non de la tête, comme ça.
Eisenhower - Vous voyez bien que je scrute. Je suis pas en train de chercher des pièces de monnaie dans le caniveau.
Il se remet à scruter avec un geste genre : « dites-lui qu’il me foute la paix. »
Et on comprend, en fait, c’est De Gaulle qui revenait juste pour savoir à quel moment il pourrait dire son fameux poème de Verlaine.
Les Sanglots longs des violons de l’automne
Berce mon cœur d’une langueur monotone.
Mais ça, c’est pas dans le film.
Non, dans le film, on voit juste Einsenhower qui scrute.
Mais au début, quand Eisenhower préparait le débarquement, il voulait surtout pas avoir De Gaulle dans les pattes. Alors il lui avait demandé de s’occuper du message secret et de trouver un poème codé qui serait diffusé le jour J sur Radio Londres.
Et on comprend mieux toute l’importance de De Gaulle dans la stratégie des alliés.
Parce que c’est lui qui allait donner le signal du débarquement aux résistants français.
Alors pourquoi les vers de Verlaine ?
Eh bien, il y avait eu une première réunion. De Gaulle était arrivé.
De Gaulle – Euh, pardon. Toc toc toc. Merci. Bonsoir mon cher ami. Voilà six semaines de travail qui compteront pour la France et dans l’Histoire. J’ai trouvé le poème. C’est un extrait très célèbre. Arthur Rimbaud, Le Bateau ivre. Je lis :
La tempête a baigné mes éveils maritimes
Plus léger qu’un bouchon j’ai dansé sur les flots
Eisenhower - Oui De Gaulle. Ouais, c’est très beau de Gaulle. Mais... y a pas quelque chose qui vous choque, de Gaulle ? Dans ce poème secret et codé. Y a rien qui vous choque ?
De Gaulle – Non, mon cher ami, je ne vois rien de choquant dans ce poème.
Eisenhower - Vous pouvez le relire, De Gaulle ? Oui, merci, oui. « La tempête a baigné mes éveils maritimes. » Toujours rien ? Continuez. « sur les flots ». Y a rien qui vous choque, De Gaulle ? Je vais vous dire ce qui ne va pas, De Gaulle. C’est très beau mais ça ne rime pas.
De Gaulle – Effectivement, mon cher ami, au temps pour moi, effectivement, ça ne rime pas.
En fait, Eisenhower, il s’en fichait complètement de la rime. Il avait dit ça pour ne pas vexer De Gaulle. Parce qu’il ne pouvait pas lui dire : « Mais enfin, De Gaulle, on vous demande un poème codé. Est-ce que vous pouvez comprendre qu’il faut prendre un poème qui ne parle surtout pas de traversée maritime, de flots, et encore moins d’Angleterre et de Normandie. Est-ce que vous pouvez comprendre ça, De Gaulle ? » Il pouvait pas leur dire ça parce que ça aurait envenimé leurs relations. Alors, il avait simplement dit : « La rime ».
Eisenhower - C’est très beau De Gaulle, mais ça ne rime pas. Vous comprenez ?
De Gaulle – Oui, mon cher ami, je vous ai compris.
Alors il y avait eu une deuxième réunion.
De Gaulle – Merci.
Et alors là, pour le coup, De Gaulle était arrivé avec un poème qui rime.
De Gaulle – Toc toc toc. Merci. Bonsoir mon cher ami. Voilà trois semaines de travail supplémentaires qui compteront pour la France…
Eisenhower - Oui, De Gaulle, le poème !
De Gaulle – … et dans l’Histoire. J’ai trouvé le poème… qui rime. C’est un extrait très célèbre. Victor Hugo, Oceano Nox. Je lis :
Ô combien de marins, combien de capitaines
Qui sont partis vaillants pour des courses lointaines
Eisenhower - C’est parfait, De Gaulle. Ça rime. Oui, oui, ça rime même très bien, hein. Et puis pendant que vous y êtes, ben rajoutez derrière : « combien d’Américains, combien de Canadiens, ont quitté l’Angleterre pour aller débarquer en Normandie ? » Ouais De Gaulle, et ben… Notez les plages, De Gaulle, allez-y. Notez. Notez : « qui vont débarquer sur Omaha Beach, Utah Beach, Ford et Juno. » Et puis pendant qu’on y est, eh bien moi je vais passer un petit coup de téléphone à Hitler. Et puis je vais lui dire un petit poème codé de ma composition, hein. « Allô. Hitler ? Oui. Ce sera le 6 juin à 5 heures du matin. » Eh ! Ça rime, De Gaulle ! Et clac.
Alors là, de Gaulle avait baissé la tête.
De Gaulle – Oui, effectivement, mon cher ami. Mais alors, je suppose, Baudelaire, « Homme libre, toujours tu chériras la mer », on laisse tomber.
Et alors là, Eisenhower était entré dans une rage terrible. Il avait quitté la réunion. Il avait claqué la porte du bureau. Il était parti téléphoner à Roosevelt sur la ligne directe.
Eisenhower - Président ? Einsenhower. Président, on a un grave problème avec de Gaulle.
Roosevelt – Ah bon ? Il est souffrant ?
Eisenhower - Oui, Président… Non, Président ! Il est pas souffrant. Non, il est con.
Roosevelt – Pardon ? Vous avez dit « con », Eisenhower ?
Eisenhower - Oui ! Oui, Président, j’ai dit « con ». Il est con, il est chiant. Écoutez, ça fait six mois qu’on lui demande de trouver deux vers. Ça fait six mois qu’il fouille dans tous les bouquins. Il nous a demandé des crayons de papier HB, des crayons gras pour souligner. Des gommes, des équerres, des rapporteurs… oui, mais des centaines de gommes, Président. Qu’est-ce qu’il en fait, des gommes ? Il les envoie à la Résistance ou quoi ? Des rames de papier. Il nous a flingué la photocopieuse. C’est le personnel de la bibliothèque qui s’est mis en grève, Président. Il leur a demandé du Ronsard, du Du Bellay, du je-sais-pas-quoi. Pour trouver deux vers, il est en train de nous bouffer les fournitures de bureau. J’ai le moral de mon État-Major qui est au plus bas, Président. Alors Président, à partir d’aujourd’hui, c’est lui ou c’est moi.
Eisenhower - Parce que… mais parce que y a pas que ça, Président. Écoutez, il se tient mal à table, il mange salement, et puis il sent des pieds.
Roosevelt – Oui. Je comprends, Eisenhower. Calmez-vous. Oui, calmez-vous, Eisenhower, je comprends. Vous réalisez tout de même qu’il s’agit de délivrer l’Europe entière du joug nazi. Alors vous pouvez peut-être prendre un peu sur vous et patienter encore quelques semaines.
Ajoutée le 9 mai 2012 par portalr81
Eisenhower - Non, Président. Président, on est au bout du rouleau. Président, on est au bout du rouleau. Président, on est au bout du rouleau.
Roosevelt – Bon. Alors, débarquez.
Et c’est là qu’on peut remercier de Gaulle. Parce qu’en fait c’est grâce à lui si les Américains se sont dépêchés de débarquer. Sinon, ça aurait pu durer encore des semaines et des semaines. Est-ce que les Résistants français auraient tenu le coup de l’autre côté ?
Bon. Mais tout ça, c’est pas dans le film. Non. Dans le film on voit juste Eisenhower qui scrute. Il est tendu. Il fait pas beau. Il y a des grosses vagues. Il est obligé de retarder le Débarquement. Il veut pas se retaper le grand dadais au mess des officiers. Alors il ne bouge pas. Et tout d’un coup il fait :
Eisenhower - Là ! Là ! Regardez ! Regardez, c’est une éclaircie !
L’aide de camp – Où ça, mon général ?
Eisenhower - Là ! C'est une... Ohoho faites pas chier, vous. C’est moi qui commande, allez. Allez, on débarque, allez, vite, allez, dépêchez-vous, allez, allez, tout le monde dans le car. Allez, les sacs, les valises, allez hop hop hop.
Eisenhower donne le signal du débarquement.
Le speaker de Radio Londres lance le message :
Les Sanglots longs...
[Finalement de Gaulle avait trouvé les deux vers de Verlaine. Et alors là, il y avait vraiment rien à dire.]
...des violons de l’automne
Berce mon cœur...
[On était en juin, ça c’était même un bon point pour de Gaulle.]
Berce mon cœur d’une langueur monotone.
Et c’est le début du Débarquement. Avec des images terribles. On voit les premières péniches de Débarquement qui s’approchent des côtes normandes. L’avant des péniches s’ouvre en grand. Et la première vague de soldats américains se jette dans l’eau. On voit un soldat américain. Avec le poids de son barda il s’est coincé la jambe dans un filin. Il arrive pas à se dégager. Les premiers soldats courent sur la plage. On voit un soldat qui tombe. On entend des explosions, on sait pas d’où ça vient. […] Les mitrailleuses allemandes se mettent en batterie. Les premiers soldats américains commencent à escalader la falaise. […]
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Petite récapitulation des poètes mentionnés
Arthur Rimbaud (1854-1891)
Le Bateau Ivre (1871)
Victor Hugo (1802-1885)
Oceano Nox
paru dans Les Rayons et les Ombres (1830)
Charles Baudelaire (1821-1867)
L'Homme et la Mer (1852)
paru dans la partie Spleen et Idéal (1857)
dans les Fleurs du Mal
Pierre de Ronsard (1524-1585)
Joachim du Bellay (1522-1567)
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Le personnage du Général de Gaulle rappelle celui inventé par Jean-Yves Ferri, que nous avions déjà évoqué avec de Gaulle à la plage.
Strip trouvé ici (2013).