Europe, chant IV - A. O. Barnabooth / Valéry Larbaud
A. O. Barnabooth, personnage milliardaire inventé par Valéry Larbaud (1881-1957), est un prototype de touriste aisé qui voyage un peu partout dans le monde. Ces poèmes rendent compte de ces voyages. Le livre que nous avons entamé hier se compose d'un conte, d'un recueil de poèmes et d'un journal intime.
Les poèmes ont également fait l'objet d'un volume de la collection Poésie/Gallimard.
Le recueil se divise lui-même en deux partie, la deuxième s'intitulant Europe est composée d'onze chants, certains consacrés à des capitales et d'autres à de plus vaste régions comme ce IVème chant consacré à la côte adriatique et au Monténégro.
D'après les notes de G. Jean-Aubry et Robert Mallet figurant dans le volume de la pléiade paru en 1957, ce poème reflète un voyage effectué au Monténégro en 1903 par Valéry Larbaud. Ce poème et quelques cartes postales montreront que l'attrait touristique que pouvait avoir le Monténégro ne date pas d'hier.
Carte postale datant de 1903 trouvée sur ce site.
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On entrecoupera ce poème qui se divise en cinq strophes « libres » d'illustrations et de précisions.
Europe
IV
À Colombo ou à Nagasaki je lis les Bædekers
De l'Espagne et du Portugal ou de l'Autriche-Hongrie
Et je contemple les plans de certaines villes de second rang,
Et leur description succincte, je les médite.
Les rues où j'ai habité sont marquées là,
Les hôtels où j'allais dîner, et les petits théâtres.
Ce sont des villes où ne vont jamais les touristes,
Et les choses n'y changent de place pas plus
Que les mots dans les pages d'un livre.
Les guides Baedeker sont de fameux guides lancé en 1828 par Karl Baedeker (1801-1859). Ils paraissent toujours. En voici quelques couverture.
On quitte le « pueblo » un beau matin ; on va
À la Estacion del Norte dans l'omnibus antique
De la Fonda de Aragon. Petite ville,
Reste tranquille, je te sais fidèle, je reviendrai :
Les Indes, le Japon, ce n'est pas loin pour moi ;
L'année prochaine, ou dans quelques mois peut-être,
Passant à Barcelone ou à Séville, je prendrai
(J'aurai ce courage !) le Correo plein de lenteur,
Et l'omnibus de la Fonda de Aragon contiendra ce voyageur
Et le ballottera au rythme strident des vitres
Le long des rues étroites entre les maisons comme un décor,
Tout comme s'il était parti la veille et revenait
Après une visite à la ville voisine.
Image trouvée ici.
Et vous, ports de l'Istrie et de la Croatie,
Et rivages dalmates, vert et gris et blanc pur !
Pola dans la baie claire est pleine de navires
Cuirassés, entre des bancs de gazon vert, navires pavoisés
De gais drapeaux rouges et blancs sous un ciel tendre.
Kherso, Abbazzia, Fiume, Veglia, villes neuves,
Ou du moins qui paraissez neuves, sans qu'on sache
Pourquoi ; Zara, Sebenico, Spalato, et Raguse
Comme un panier de fleurs incliné près des flots ;
Et les Bouches de Cattaro, où l'on n'en finit plus
De suivre toujours la mer au milieu des montagnes
Crénelées d'inaccessibles citadelles vénitiennes.
Ô Cattaro, petite boîte, petite forteresse qu'on donnerait
Pour les étrennes à un enfant (il n'y manque pas même
Le poste des soldats verdâtres à la porte) ;
Petite boîte de construction, mais toute pleine
D'une odeur de rose venue on ne sait d'où.
Les noms de ces « ports d'Istrie et de Croatie » ont le parfum d'une époque révolue, remontant au temps de l'Empire Ottoman.
Voici un lexique permettant de mettre en regard cette strophe à la carte ci-dessous.
(Seul Kherso n'a pu être identifié.)
- Abbazzia – Opatija
- Cattaro – Kotor
- Fiume – Rijeka
- Pola – Pula
- Raguse – Dubrovnik
- Sebenico – Šibenik
- Spalato – Split
- Veglia – Krk
- Zara – Zadar
Et, après ces pays en bois découpé et peint qui sent bon,
Et que d'austères et d'abruptes montagnes noires enveloppent d'ombre et de fraîcheur,
Aride, toi, ardue, route du Monténégro, route du vertige
D'où l'on voit les forts autrichiens et les vaisseaux, en bas,
Aussi petits qu'au petit bout de la lorgnette.
(Ô route ! Et chevaux monténégrins, quelles terreurs
Vous m'avez inspirées, dans ce vieux landau bleu !)
La diligence rouge vole en avant
Dans ce pays de pierre grise, où un arbre
Est agréable à voir comme toute une forêt,
Dans ce pays gris et noir où, au fond des vallées
Profondes comme des puits, on aperçoit
D'invraisemblablement petits champs verts, bleus, jaunes et gris clair, encadrés de pierres,
Comme un lambeau du maillot d'Arlequin tombé là.
Mais Njégus est un village rouge et blanc, clair et gai,
Dans une vallée à peine sèche des eaux du déluge.
Routes tristes des environs de Cettigne (avec le Belvédère) ; et parfois
Dans la nette aridité grise de ces gouffres minéraux
Qui font penser aux paysages lunaires,
Éclate soudain, comme si les pierres parlaient, une musique
Dure, triste et bien scandée, et qui remplit
Le ciel encombré de rochers avec sa fanfare grandissante
Et l'âme inquiétée se troublait et ne savait que répondre
À ces voix bien ordonnées entendues de toutes parts
Dans l'absolue solitude,
Quand paraissent enfin au détour d'une route les premiers rangs d'un régiment grenat et bleu.
Puis vers Rjéka, alors qu'on voit, comme dans un nouveau monde, le lac de Scutari,
Il y a de tristes boutiques en plein vent, tendues d'Andrinople rouge qui sent fort,
Et des Albanais blancs aux ganses noires passent farouchement,
Des pistolets à la ceinture...
Comme précédemment, voici un lexique permettant de mettre en regard les toponymes de la strophe ci-dessus à ceux de la carte ci-dessous.
- Njégus – Njeguši
- Cettigne – Cetinje (avec le Belvédère)
- Rjéka – Rijeka Crnojevića
- le lac de Scutari – Le Lac de Shkodra / Skadarsko jezero
- Andrinople - Edirne (en Turquie, ne figure pas sur cette carte).
Quelques cartes postales.
Cartes postales trouvée ici.
Et tandis que les grands vaisseaux de l'Orient et du Pacifique
Dorment sous la parure de tous leurs feux allumés,
Dans l'immense port d'Extrême-Orient, je revois
De la fenêtre de la salle à manger du Grand Hôtel, à Cettigne,
Les maisons basses et peintes en couleurs ternes,
Et la tristesse des villes slaves, plus triste
D'être dépaysée dans ce pays.
L'énorme chien du Grand-Hôtel Vuletich – Turc, je crois – il me semble
Le revoir couché au soleil, bonne bête couleur de café au lait ;
Il dormait dans le calme du hameau-capitale...
Pauvre gros Turc, peut-être est-il crevé, à présent...
D'après cet article trouvé sur un site de la ville de Cetinje,on apprend que le Grand Hôtel Vuk Vuletić a été achevé en 1864.
Image trouvée ici.
Il garda cette forme et cette jauge (20 chambres) jusqu'en 1924, date à laquelle un nouvel hôtel fut bâti.