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15 mars 2013

« sensum exprimere de senso » - Simon Leys (1992)

La carrière de Simon Leys (né en 1935), par ailleurs écrivain, essayiste, sinologue, l’a aussi orienté vers la traduction de l’anglais ou du chinois vers le français. Dans une communication parue en 1992 (et que l’on peut lire ici dans son intégralité ou dans le recueil d'essai intitulé L'ange et le cachalot, Seuil, 1998), il fait part de son expérience et de ses réflexion sur la question.

l-ange-et-le-cachalot-22968

Dans ce texte nourri de nombreux exemples, il se référera à un autre grand traducteur français Maurice-Edgar Coindreau (1892-1990) qui aura contribué à faire connaître la littérature américaine des années 30 en France.

L’extrait choisi traite de la traduction des titres. On s’en est rappelé après une discussion sur la tendance actuelle qui consiste à traduire des titres anglais en un anglais plus proche d’une novlangue (notamment au cinéma, comme le rappelle cet échantillon).

« sensum exprimere de senso »

Les fautes que l'on commet dans l'ordre du verbum e verbo sont vénielles et facilement réparables. Mais dans le domaine du sensum exprimere de senso, toutes les erreurs sont mortelles. On peut commettre des contresens – c'est inévitable –, mais ce qui est impardonnable, ce sont les fautes de jugement et les fautes d'oreille. La façon dont un traducteur choisit de rendre les titres des ouvrages qu'il traduit peut bien illustrer cette question. Coindreau, encore une fois, fournit là-dessus des exemples intéressants :

 

 

Styron set this house on fire          styron la proie des flammes

 

Le titre du roman de William Styron, Set this House on Fire (qui, avec ses réminescences bibliques, posait un problème délicat, magnifiquement résolu par la trouvaille de Coindreau : La Proie des flammes), si on devait le traduire Fous le feu à la baraque, deviendrait aussitôt un titre pour la Série noire* !

 

steinbeck the grapes of wrath          steinbeck les raisins de la colère

 

Le titre de Steinbeck, The Grapes of Wrath est malencontreusement devenu Les Raisins de la colère : c’est sous ce titre, en effet, qu’une édition pirate belge avait imposé le livre durant la guerre, obligeant Coindreau à renoncer à la magnifique solution qu’il avait envisagée : Le Ciel en sa fureur : En anglais, grapes possède un solennel écho biblique, dont l’allusion classique au vers de La Fontaine donne finalement le meilleur équivalent possible, tandis que la connotation française de « raisins » (songez aux « vignes du Seigneur ») évoque plutôt un joyeux univers bacchique et rabelaisien.

 

 bronte wuthering heights        bronte les hauts de hurlevent

 

Wuthering Heights d’Emily Brontë est devenu, dans la traduction de F. Delebecque, Les Hauts de Hurlevent : c’est un trait de génie.

 

caldwell god's little acre       caldwell le petit arpent du bon dieu

 

Coindreau explique pourquoi il a traduit God’s Little Acre (E. Caldwell) en Le Petit Arpent du bon Dieu : « le petit arpent de Dieu » sonnait mal – « arpent de Dieu », on dirait un juron canadien ! « Bon Dieu » correspond à la façon dont on imagine que le personnage central – vieux paysan paillard et papelard – s’exprimerait naturellement.

 

dana two years before the mast     Richard_Dana_Deux_annees_sur_le_gaillard_d_avant

 

En ce qui me concerne, pour le livre de Dana, Two Years before the Mast, l’expression « before the mast » traduite littéralement « devant le mât », « en avant du mât » – n’a guère de sens en français. En anglais, naviguer « before the mast » veut dire naviguer en qualité de simple matelot, car sur les grands voiliers, le poste d’équipage occupait le gaillard d’avant, et les matelots, à moins de se trouver en service commandé, étaient strictement confinés dans l’espace situé « en avant du mât (de misaine) »(l’arrière du navire étant exclusivement réservé aux officiers et aux passagers). Traduire « deux ans de la vie d’un matelot » eût été trop explicite : il s’agissait de conserver une touche de ce jargon nautique dont Dana fait un si magnifique usage ; et comme il fallait de plus éviter la déplaisante assonance « deux ans »-« gaillard d’avant », j’ai finalement opté pour la solution Deux années sur le gaillard d’avant.

Simon Leys
"L'expérience de la traduction littéraire : quelques observations",1992
paru dans L'ange et le cachalot, seuil, 1998

* La Série Noire est une collection policière appartenant à Gallimard. Comme d'autres collection de ce type (Fleuve noir, etc.), les titres contenaient souvent une certaine dose de brutalité qui ne sonne pas toujours très bien en français.

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  • Un peu de culture francophone (surtout française). Rien n’est incompréhensible pour des étudiants curieux, même si « on ne l’a ni lu, ni vu, tant qu’on en a entendu parler » (Cavanna). Bonne visite ! Des lecteurs en Serbie
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